Carnet de bord 2020, semaine 41 11 octobre 2020 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : , , , , , ,

publie.net, le feuilleton (que le monde du livre nous envie) à retrouver chaque semaine, par GV.

lundi

Voilà, nous en sommes réduit à attendre (et, pire encore, à suivre) les déclarations du préfet Lallement en matière de nouvelles nouvelles nouvelles mesures pour lutter contre l'épidémie. On ne sait pas trop sur quel pied danser (dans le doute, ne dansons pas), et comme l'écrira Anne dans son semainier dans quelques jours : ce qui fonctionne le lundi ne marche déjà plus le mardi. Les bars ferment ? On n'est pas concernés. Les restaurants peuvent rester ouverts selon un protocole plus affirmé ? On n'est pas concernés (mais enfin la perspective de pouvoir manger pendant le Marché de la poésie, si marché il y a, est tout de même réconfortante, d'autant que l'on caillera). Même chose pour les amphi à 50%. Le message le plus utile de la semaine aura été relevé par Les jours : Ce qui n'est pas interdit est autorisé. On en est là. En revanche cette phrase-là, plus ambiguë : Les «foires» et «parcs des expositions» vont également devoir fermer, a annoncé le préfet. Ce qui signifie que les «congrès», «salons professionnels» ou «représentations de cirque sous chapiteau» «ne pourront se tenir dans les quinze prochains jours». Le marché de la poésie n'est pas précisément une foire (encore que) ni une exposition (encore que). On sait en revanche que ce n'est pas un congrès (encore que), et pas un salon professionnel au sens où l'entend généralement tout un chacun (encore que). Quant aux cirques, bien sûr, cela n'a rien à voir (encore que, d'ailleurs il y a des chapiteaux). Nous voilà donc bien. Fort heureusement, ce n'est que pour quinze jours : nous sommes donc en mesure de respirer un peu pendant quinze jours jusqu'à ce que ces restrictions soient reconduites pour quinze jours de plus dans quinze jours, c'est-à-dire, parce que la vie est bien faite, la veille du début du Marché. Dans la soirée, nous apprendrons également l'annulation du Salon de la revue, censé se dérouler aux Blancs manteaux un mois avant le salon de L'autre livre, qui y est programmé, et auquel nous participerons finalement alors qu'il y a encore quelques mois ce n'était pas possible (s'il a lieu, bien sûr). C'est très clair, quoi.

mardi

On a beau être tenu à distance par les protocoles de tous bords et les situations d'urgence, on peut heureusement compter sur la technologie pour nous rapprocher et simplifier nos échanges. Ou pas. Hier X m'appelle pendant que nous faisons un point Essais en visio avec Benoît et Philippe, je lui réponds donc n'être pas dispo, pas grave, rappelons-nous en visio dans l'après-midi pour y remédier. Ce sera le cas, mais sur un ancien compte d'X que je croyais être encore le sien (mais je ne le sais pas encore). Impossible d'échanger là. Je lui fais un texto pour lui dire de me faire signe et me dis qu'en l'absence desdits signes, il faudra en conclure qu'il n'est sans doute plus libre. Il me rappelle ce matin, je rate son appel, il me laisse un message pour m'expliquer grosso modo ce que je viens d'expliquer ici. Je dois trouver son nouveau compte sur cette application et, faute d'y parvenir, je lui envoie par mail un lien vers le mien pour qu'il puisse m'ajouter facilement. Suite à quoi il me renvoie un message pour me dire qu'il a bien reçu mon message et qu'il est dispo là, maintenant. Sauf qu'il ne s'agit pas de mon message de ce matin (mail) mais de mon message d'hier (texto) et que je ne suis plus libre, là, maintenant, pour avoir une autre visio ce matin. Nous convenons donc naturellement de remettre cela à plus tard (et plus tard tout ira bien). Mais entre-temps une autre visio s'enclenche avec des soucis de connexion pour l'un de nous trois (nous sommes trois) : alors c'est visio plus téléphone posé en haut parleur sur l'ordi pour tenter l'extension du domaine de notre fibre technologique. Et ça marche. Prochaine étape : le téléphone à ficelle (aussi connu sous le nom de yaourtophone).

mercredi

Après plusieurs mois de travail menés de front par Christine et Roxane, elle est là : Louise Ackermann réinventée, ou en tout cas recomposée dans un livre atypique qui retrace sa vie, son oeuvre, sa poésie, sous la forme d'une déambulation, ou d'une enquête. Le livre paraît aujourd'hui, et en l'absence de Roxane tout un pan de ce qui se déroule d'ordinaire en coulisses (ce qui fait partie au fond des micro-tâches pas forcément raportées, et racontées, dans ce carnet) m'incombe à présent. Fort heureusement, elle m'a fait un petit (!) récap, ce qui me sera bien pratique pour ne pas me perdre. Ne pas perdre de temps, non plus. Voilà la marche à suivre : modifier, déplacer, réorganiser, activer, décocher, décocher, supprimer, vérifier, dupliquer, modifier, remettre, copier-coller, décocher, lier, intégrer, supprimer et enfin ajouter. Et, de fait, c'est exactement ça. C'est exactement ça : en me replongeant dans la dernière version (6.2) de Lent séisme, livre de Juliette Cortese à paraître au printemps prochain, c'est ce que je me dirai, bien souvent. Tous ces passages où on était un peu en déséquilibre, un peu tangeant, un peu incertain, on est désormais juste. On est donc arrivé à bon port. Quelques corrections de dernière minute, puis quelques corrections tout court, et nous aurons la matière propre à être métamorphosée en livre (ce n'est pas rien). Relisant, je me demande un peu (comme souvent) comment je vais pouvoir le présenter à d'autres. Pour cela, je m'appuierai sur des passages forts, dont celui-ci :

Elle arrive, elle s’assied, elle m’embrasse, on se regarde. Nous sommes des yeux. Quatre. Nous nous regardons les yeux. Réciproquement. Fixement. Longtemps. Par moments nos iris se déplacent un peu sur les côtés, pour fixer et ne pas fixer ceux d’en face. Un tram passe, son ding-ding enthousiaste et bête. Nous regardons nos yeux et nous ne savons pas dire.

jeudi

Il m'arrive parfois de réfléchir. Ce n'est jamais spectaculaire. Je veux dire : ce n'est pas facile à raconter dans un carnet de bord. Par exemple quand je me retourne sur ces dernières années et que je regarde notre évolution, je me dis : on a fait plus qu'un pas en direction, disons, de la chaîne du livre. On en a fait plusieurs. Que ce soit sur notre ligne éditoriale (plus de place accordée à la fiction, jouer le jeu du roman), sur nos façons de communiquer (édition de catalogues, augmentations des SP, présenter nos livres plus en amont), sur notre organisation en tant qu'équipe (travailler avec une chargée de relations libraires, coucou Julie) ou sur la machinerie derrière (autorisation des retours, augmentation de la remise libraires, pas de côté en dehors de l'impression à la demande pour des titres ciblés comme cette rentrée avec Les présents et Sœur(s)). Dans l'autre sens, j'ai la sensation que la chaîne du livre a fait quelques pas dans notre direction (on reçoit des aides structurelles du CNL ou de la région, on a progressé dans notre pénétration en librairie, on arrive à obtenir plus d'articles dans la presse). Mais ce n'est pas suffisant. Forcément, étant dans la position dans laquelle je suis, j'ai le sentiment que les pas que nous faisons nous sont plus nombreux et amples que les pas que font les autres vers nous. Pourquoi je parle de tout ça ? Je finis de relire Lent séisme ce matin et, comme souvent, je mets des mots de côté (ceux issus du texte, et ceux que m'inspirent le texte mais qui doivent venir de moi). Longtemps je me suis interdit de pitcher quoi que ce soit (de résumer un livre en une phrase, par exemple) car c'est faire le jeu du marketing et de l'ennui, c'est contribuer à nourrir la machine qui part en vrille. De fait, même quand on ne pitche pas on pitche quand même : écrire une quatrième de couverture, c'est se rapprocher de ça (réduire). Admettons, rapprochons-nous,  faisons un autre pas, réduisons un peu plus, proposons un pitch de ce livre. C'est compliqué. C'est un roman très riche, plein d'énergies le traversent. À tâcher de le pitcher on en vient à se dire des trucs pénibles, comme : s'il était moins riche, il serait plus simple à cerner. Vraiment, c'est absurde. Et c'est aller dans le sens d'un des cancers du livre aujourd'hui : tout le monde sort (ou cherche) le même petit roman sympa pour la rentrée, et au final tout le monde publie la même chose. Moi, je suis très heureux que Lent séisme, ou Marche-frontière d'Ahmed Slama à paraître en mars, ne soit pas un petit roman sympa pour la rentrée. C'est (aussi) ce qui nous démarque. Mais rapprochons-nous, disions-nous. Acceptons de plus pitcher. D'accord, mais je tiens à mon équilibre. Si je propose un pitch pour aider un journaliste ou un libraire (parce que c'est de cela qu'il s'agit : donner des portes d'entrée à X ou Y à qui ne se sent pas de faire le tour de la maison pour trouver l'accès principal, il suffisait pourtant de faire le tour) à entrer dans un livre, je proposerai aussi un antipitch qui permettra, du moins je l'espèce, de dépasser cette vision du texte comme pur produit artificiel. Quelque chose qui amène à concevoir la chose de façon légèrement biaisée, d'émettre une autre trajectoire dans l'espace du récit. Ce faisant, je fais peut-être précisément ce que fait tout le monde. Mais semble-t-il le temps n'est pas à cela. À quoi est le temps ? À voir des journalistes qui n'ont jamais consacré la moindre attention à la poésie dans leurs colonnes ou sur leurs antennes s'offusquer que la lauréate 2020 du Nobel, Louise Glück, poétesse elle-même, n'a pas été traduite en France or revues. C'est d'ailleurs faux : elle a aussi été traduite sur le web, par exemple par Oriane Celce (mais on le sait, le web c'est dans les limbes, ça n'a pas de matérialité). La réaction la plus amusante revenant sans doute à France Inter, réduit à passer un appel en catastrophe sur Twitter pour trouver quelqu'un capable de parler d'elle tant la poésie (étrangère qui plus est) semble les dépasser. Mais enfin cela, Jakuta Alikavazovic le dit plus gentiment et joliment que moi :

vendredi

Hier soir, le Marché de la poésie nous a écrit. Nous aurions aimé ce soir pouvoir vous donner une réponse, mais il n’en est rien. En effet, nous attendions une décision du Préfet qui devait nous parvenir cet après-midi. À l’heure qu’il est, nous ne savons toujours pas. Nous espérons demain, puisqu’aujourd’hui n’a pas eu lieu. Aujourd'hui étant ici hier, demain est donc aujourd'hui. Aujourd'hui nous en sommes réduits, pour le salut de la poésie, à attendre un signal de Didier Lallement. On peut dire que c'est un peu dur à encaisser mais enfin la vie est comme ça, surtout cette année. En fin de matinée, le verdict tombera (non pas découlant d'une réponse claire de la préfecture, d'ailleurs, mais d'une absence de réponse d'elle, on en tirera les conclusions qu'on voudra sur la considération qu'on prête à la petite édition en général, et à la poésie en particulier) : c'est l'annulation du Marché. C'est d'autant plus dommage que me programme de cette édition était fort, fort aussi le désir de se retrouver tous, mais enfin nous savions que ce serait compliqué, et qu'un risque pesait. Au moins, désormais, nous savons, et nous pouvons préparer de quoi, du moins nous l'espérons, se retrouver autrement autour des livres que l'on publie. Ce n'est pas exactement être ensemble mais enfin ce n'est pas rien non plus. On verra sous quelle forme. Peu importe finalement. Du moment qu'il ne se passe pas rien.