[NOUVEAUTÉ] Notre vie n'est que mouvement, de Lou Sarabadzic 3 juin 2020 – Publié dans : Notre actualité

Ce n'est pas parce que les voyages ont disparu de nos horizons qu'on doit se retenir de voyager intérieurement. C'est même précisément le contraire : nos horizons sont devenus mentaux, libre à nous de les nourir. C'est un peu la raison d'être de la collection La Machine ronde : déplacer les frontières, renouveler nos imaginaires, provoquer d'autres ailleurs que les nôtres.

Au cours de l'été 2019, Lou Sarabadzic, elle, a voyagé extérieurement (on le pouvait encore). Seule, elle part sur les traces de Montaigne pour revivre, avec des moyens de déplacement, de locomotion et de communication (on peut d'ailleurs revivre le voyage via son blog, réécouter sa série de podcasts le long du périple sur RCF, prendre rendez-vous pour son lancement sur Facebook Live ce soir 20h, entre autres), son fameux Voyage en Italie par la France, l'Allemagne et la Suisse. Un périple de deux mois qui l'amène à s'interroger : qui était-il, Montaigne, et que penserait-il du monde d'aujourd'hui ? Et surtout, qui est-elle, en tant qu'autrice, voyageuse, femme seule qui sillonne l'Europe alors même que le voyage, pour ne pas dire le monde, semble en grande partie encore mise sous la coupe des hommes ? Il faut s'imaginer Lou Sarabadzic conversant avec Montaigne comme on échangerait des textos avec un ami. N'est-ce pas la meilleure façon de questionner, voire de provoquer une œuvre : non seulement la lire, non seulement la vivre, mais faire cela librement, tout en allant contre ? Elle le fait. Et c'est un plaisir de la suivre dans cette entreprise.
Le long d'un périple à la fois grave et drôle, où tout le spectre des couleurs de l'âme humaine est traversé, et éprouvé, Lou Sarabadzic fait plus qu'aller vers l'autre, ou de sonder les frontières : elle cherche dans l'espace, dans ses rencontres, dans le soin et l'écoute apportés à chacun en toute circonstance, un flux capable de faire bouger les êtres... et les mentalités. Somme toute, un mouvement.

Le problème quand on voyage avec un auteur mort depuis plus de quatre siècles, c’est que le monde que l’on traverse n’est plus tout à fait le même. C’est en 1580 que Montaigne entreprend son célèbre Voyage en Italie et de toute évidence, en 2019, lorsque Lou Sarabadzic part sur ses traces pour suivre les mêmes étapes, l’Europe a beaucoup changé. Littéralement, les frontières ont bougé. Le tourisme de masse revisite à son tour l’antiquité gréco-latine, et les réseaux sociaux les guerres de religion. De nos jours, c’est le low cost à toutes les sauces et la liberté de circulation qui prévalent. Mais au fond qui voyage ? Et pourquoi ?
Contrairement à Montaigne, à qui elle s’adresse comme un vieux pote avec qui on part faire un road trip, Lou Sarabadzic est une femme. Et elle voyage seule. Mine de rien, ça change tout. Quand l’auteur illustre de la Renaissance était reçu par les puissants et secondé d’un secrétaire qui écrivait son Journal à sa place, l’autrice du troisième millénaire est quelqu’un à qui l’on demande systématiquement de justifier sa démarche, de préciser si son copain l’y autorise, ou si ça ne lui dirait pas de faire plus ample connaissance…
Comme on le dit dans la langue du tourisme : Lou Sarabadzic a fait l’Italie, en passant par la France, la Suisse et l’Allemagne. En cela, elle a défait Montaigne. Avec beaucoup d’humour, elle dépoussière la figure de l’auteur classique pour le montrer plus proche de nous. S’il avait vécu à notre époque, n’aurait-il pas twitté lui aussi ? Que penserait-il du réchauffement climatique ? Entrainé par cette énergie, boosté par le bouleversement temporel qu’implique une telle rencontre, Notre vie n’est que mouvement donne au récit de voyage une forme d’aventure pop qui lui va comme un gant.

Pas d'ours polaire à Turin (pour comprendre cette légende, rendez-vous dimanche pour le Carnet de bord de la semaine 23).

Extrait

Comme on dit aujourd’hui : j’avoue.

Suivre un homme, ça a le don de rapidement m’irriter. Alors suivre un homme grand comme Montaigne et mort à ce point-là, ça n’est même pas que le terrain était glissant, c’est qu’avant même de commencer à marcher je m’étais déjà éclaté le nez dans le mur d’en face.

Bien sûr, il y avait des risques : Montaigne se demandait « Que sais-je ? », je me demanderais « Qui suis-je ? » Qui suis-je en effet, à vouloir marcher dans les pas d’un géant ? Vraiment ? Moi, marcher dans les pas de Montaigne ? Je savais qu’on m’attendrait au tournant, et des tournants, il y en a un certain nombre, pour aller jusqu’à Rome. En plus, passer un été avec Montaigne, quelqu’un l’avait déjà fait, en 2012, et sur France Inter qui plus est : Antoine Compagnon, professeur au Collège de France et titulaire de la chaire de Littérature française moderne et contemporaine… Quand je m’incruste dans une discussion, le moins qu’on puisse dire c’est que je ne fais pas semblant…

Mais alors quoi, virer dans le pèlerinage littéraire ? La disciple béate et la voie de ses maîtres ? Se mettre, d’ailleurs, à genoux, comme si ça aidait à mieux lire ? Est-ce une position confortable pour apprécier une œuvre ?

Le choc des cultures, aussi. Ah, l’écriture c’est comme la musique, comme les saisons : c’était mieux avant. Avant, on savait peindre, oui monsieur, La Joconde, Botticelli ! Aujourd’hui, on vous pose trois bouts de cailloux dans un musée et on appelle ça de l’art. Comme toutes les générations la mienne est décriée, ne sait plus faire, n’a plus d’ambition, plus de culture, le bac aujourd’hui, on le donne, ma bonne dame ! Avant, il y avait la littérature, maintenant il y a Facebook. Avant, voyager, c’était partir à l’aventure, aujourd’hui il ne reste plus que le tourisme de masse, qui pollue les plages, les océans et les sommets. Aucun intérêt… Avec des discours pareils, je partais avec une sérieuse épine dans le pied.

Je savais, enfin, que comme un vieux couple mal assorti, Montaigne et moi, on se crêperait le dicton sur la route. Je lui reprocherais sa façon de décrire et d’évaluer sans cesse les femmes qu’il croise comme s’il rédigeait un guide de l’amant à l’usage des rentiers en goguette, il me reprocherait de ne pas « remettre les choses dans leur contexte ». Pire : il ne répondrait rien, le lâche, il ne serait pas là pour répondre ! Il se cacherait derrière ses écrits momifiés, et sans vouloir virer paranoïaque notoire, c’est de lui que tout le monde prendrait le parti, ohlala, ce pauvre Montaigne, ohlala, le brave homme, tut tut tut ce n’est pas bien de médire des morts. Il irait de maxime grecque en sagesse latine, pendant qu’en face, de quatre siècles et demi de côté, je postillonnerais deux tweets en franglais, trois billets de blog avec photo filtrée, tout ça pour récolter douze likes.

Alors j’ai collectionné ses portraits, je l’ai regardé dans les yeux, ces yeux mélancoliques dont parle Stefan Zweig, et je lui ai dit : Montaigne, je ne veux pas te manquer de respect, mais toi et moi, si on fait ce bout de chemin ensemble (non pas que tu aies vraiment le choix, remarque, c’est malheureusement la prérogative des auteurs vivants), il va falloir cohabiter. Vu la place que tu prends en histoire littéraire, tu accepteras que ce soit moi qui mène la danse. Non, je ne veux pas que tu me parles de danse, on n’est plus dans tes Essais, là. Je veux que tu m’écoutes. On sait que tu sais réfléchir sur n’importe quel sujet, Michel, tu as eu un volume entier de La Pléiade pour le faire. Tu n’as plus rien à prouver.

Et arrête de faire l’humble, en plus ! C’est ça qui m’énerve, avec toi, tu vois. On te bouscule un peu, on essaie de te faire réagir, et tu réponds avec la plus grande courtoisie, « Mais oui asseyez-vous donc là, ma bonne amie. Je suis tout ouïe. » Je ne veux pas m’asseoir, regarde, mon sac est prêt, je ne l’ai simplement pas pesé pour le rendre moins lourd (heureusement, parce qu’il fait près de quinze kilos, le bougre). Au moins je ne laisse pas de môme à mon compagnon pour qu’il se débrouille tout seul pendant que je cours les routes d’Europe. M’en veux pas, vraiment je t’adore, mais réfléchir à de grands principes d’éducation, d’ouverture aux autres et d’humanisme en se trempant les orteils dans l’eau thermale quelque part en Italie, loin des cris de dents et des couches à laver, ou des crises pré-adolescentes et des chambres à ranger, tout le monde sait faire.

Allez, je t’emmène, je te dis, là dans ton papier bible protégé par du cuir ET du plastique ET un étui en carton, sans rire on ne fait pas les choses à moitié quand on est un noble des Lettres. Je te charrie, va. J’ai demandé aux gens et ils m’ont dit que sur les volumes de La Pléiade on pouvait enlever le plastique. Je l’ai fait. Et je ne sais pas si c’est de toucher directement cette peau, mais la première barrière est tombée.

Lancement en ligne : aujourd'hui, 20h !

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240 pages

ISBN numérique 978-2-37177-227-4  : 5,99€

ISBN papier 978-2-37177-590-9 :  17€

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