Traduire : un exercice d’équilibriste — Entretien avec Jean-Yves Cotté 9 janvier 2014 – Publié dans : Le grand entretien, Traduire – Mots-clés : berit elligsen, canan marasligil, Christine Jeanney, François Bon, James Joyce, jane austen, Jean-Yves Cotté, joseph conrad, michel volkovitch, Oscar Wilde, publie.monde, traduction, traduire, Virginia Woolf
Le travail de traduction est l’un de nos chevaux de bataille, et il est au coeur de nos futurs développements de 2014. Il nous est primordial. Il est une passerelle que l’on souhaiterait rendre encore plus forte, plus présente. C’est la raison d’être de la collection Publie.Monde, qui se forge sur les récits venus d’ailleurs et dont le volet de traduction est principalement assuré par Canan Marasligil (Turquie), Michel Volkovitch (Grèce) et François Bon — et cela va se développer, bien sûr —, mais également la raison d’être de ces classiques retraduits notamment par Danielle Carlès, Christine Jeanney et Jean-Yves Cotté. Ces deux derniers ont échangé par mail en décembre et nous offrent aujourd'hui cet entretien, qui nous éclaire sur la manière de procéder, sur la façon de travailler de Jean-Yves, sur ce qui l’amène à la traduction et vers où cela le mène. À noter qu’une traduction du livre de Joseph Conrad To-morrow (Demain) paraîtra fin janvier en papier et numérique.
[divider style="dotted" height="40px" ][highlight style="blue" ]Qu'est-ce qui vous a poussé vers la traduction la toute première fois ? Y a t'il un livre en particulier, un désir ancien, une demande extérieure à l'origine de ces débuts en traduction ?[/highlight]
Je me suis tourné vers la traduction par désir d'écrire, de manier la langue, de faire partager mes impressions. J'aurais pu essayer d'écrire moi-même, certes, mais je ne suis pas sûr d'avoir le talent nécessaire. J'ai mis longtemps à me frotter aux textes purement littéraires, personne ne voulant me faire confiance puisque je n'ai pas de véritable formation de traducteur. Néanmoins, l'envie m'en démangeait car j'en avais assez de lire des traductions d'auteurs « classiques » que je trouvais mauvaises, absconses ou datées (en particulier, Austen, Brontë, Woolf, Joyce, Conrad, etc.). Je voulais faire partager le plaisir que j'ai de lire ces auteurs, en y apportant mon grain de sel. C'est ainsi que j'ai contacté Jean-François Gayrard (Numeriklivres) qui m'a donné ma chance en me commandant (et en me laissant une liberté totale) la traduction de Portrait de l'artiste en jeune homme de Joyce.
[highlight style="blue" ]Avez-vous certaines habitudes ? Des plages horaires précises, un rythme ou une procédure particulière, ou est-ce que cela change en fonction du texte que vous travaillez ?[/highlight]
Je n'ai pas d'habitude de travail à proprement parler, ni de plages horaires bien définies. Par contre, je me suis révélé particulièrement rigoureux pour travailler seul et régulièrement. En général, j'ai du mal à me dégager d'un texte, et j'y reviens donc chaque jour, pas forcément très longtemps, mais pour entretenir une sorte de « liaison », puisqu'il s'agit avant tout de plaisir. Quand je suis fatigué ou que j'ai l'impression de n'arriver à rien, je m'arrête tout simplement. Je sais que je m'y remettrai très vite, quand je serai plus en forme et que j'aurai vraiment la tête à ce que je fais.
Question procédure, une seule règle. Je ne relis jamais un texte avant de le traduire. J'ouvre le livre et je me mets au travail ; j'avance au fur et à mesure, uniquement quand je suis satisfait de mon travail. Je découvre (enfin, presque) le texte et me laisse guider par l'auteur. C'est alors que je décide d'être fidèle au mot près (Joyce), à la langue (Austen), au raisonnement et au style plus qu'à la langue (Woolf), ou de me laisser guider par les images que je perçois (Conrad). L'essentiel est que je sois content de mon travail et que j'en comprenne la moindre ligne, la moindre image, le moindre raisonnement. Si la « trahison » me semble inévitable, je n'adapte pas ; ce n'est pas moi qui écris, je ne suis que le traducteur.
[highlight style="blue" ]Quel est l'auteur qui vous a donné le plus de difficultés, et de quel ordre ? Et a contrario, quel est celui qui vous a donné le plus de joie ? — d'ailleurs, c'est peut-être le même ?[/highlight]
Voilà une question à laquelle je ne sais trop quoi répondre...
De fait, aucun auteur ne m'a posé jusque-là de difficultés particulières. Si difficulté il y a, c'est de traduire à la suite des auteurs différents. Mais c'est un choix, et il faut se laisser le temps de digérer le précédent pour se fondre dans le présent ; d'où l'importance de ne pas être pressé par un délai trop court, par exemple.
Il me semble que je n'envisage pas mon travail sous l'angle de quelconques difficultés à surmonter. Quand je commence une traduction, je ne me pose absolument aucune question. Je me lance, je m'immerge dans le texte et la langue et je résous les problèmes que je rencontre au fur et à mesure.
Pour l'instant, seul Joyce m'a troublé et, contrairement à ce que je croyais, non parce que c'est un auteur réputé difficile. J'ai tout de suite été fasciné par le personnage de Stephen et j'ai eu beaucoup de mal à m'en dégager. Après la traduction, bien sûr, mais aussi pendant. J'y pensais tout le temps, j'avais du mal à m'arrêter de travailler et hâte d'y revenir le lendemain. J'étais comme vampirisé par le personnage, par un univers de foi et de culpabilité qui m'est totalement étranger, et par la langue merveilleuse de Joyce.
Pour celui qui m'a donné la plus grande joie, je ne sais pas. J'ai vraiment adoré traduire Une pièce à soi de Virginia Woolf, non seulement pour le sujet mais aussi pour tout ce qui fait Virginia Woolf : l'humour, la poésie, la clarté du raisonnement, la culture, l'actualité des propos... Mais, s'il fallait en choisir un, disons que c'est Catharine de Jane Austen, parce que j'ai réussi me semble-t-il à rendre le style et l'esprit de l'auteure. En outre, c'est un roman de jeunesse inachevé qui me tenait à cœur, car tout ce qui fera les grands romans de Jane Austen s'y trouve déjà. Ceci dit, de tous les auteurs que j'ai traduits, Jane Austen est ma préférée et je considère que la plupart des traductions qui existent ne lui rendent pas hommage, mais alors pas du tout... mais c'est un autre sujet !
[highlight style="blue" ]Est-ce qu'il y a, parmi ces auteurs, quelqu'un que vous avez « redécouvert », ou vu sous un angle neuf durant votre travail ? Qu'est-ce que le fait de traduire change à votre rapport aux textes ?[/highlight]
Oui, Joseph Conrad, sans le moindre doute.
Je l'avais à peine lu pendant mes études et, n'en ayant pas conservé un souvenir inoubliable, je ne m'y étais pas replongé, ni en anglais ni en français.
Puis, François Bon a su éveiller mon intérêt et j'ai choisi de traduire To-morrow, un récit que je ne connaissais pas. Pour ne pas déroger à mes bonnes vieilles habitudes, j'ai décidé de ne pas lire le récit et de voir ce qu'il m'inspirait. Et le moins que je puisse dire, c'est qu'il m'a inspiré car je ne l'ai plus lâché jusqu'à en avoir terminé la traduction. C'est magnifique, vraiment. Résultat, j'ai commencé la traduction de Heart of Darkness et j'entends bien m'y remettre assez vite. Traduire Conrad m'a permis de le connaître et de l'apprécier, une démarche inédite pour moi, en quelque sorte.
Le fait de traduire un texte, quel qu'il soit, change bien sûr ma façon de l'appréhender. Je dirais que de simple lecteur, je deviens complice en me retrouvant au cœur de l'oeuvre. Ce n'est évidemment pas moi qui écris, mais c'est moi qui décrypte la langue et les images, et j'essaie de ne pas trahir l'auteur(e) sans renoncer à ce que je suis. Un exercice d'équilibriste en quelque sorte. Si je prends Une pièce à soi de Virginia Woolf, j'ai fait passer le sujet (pourtant moteur de ma volonté de proposer une nouvelle traduction) au second plan pour me concentrer sur le raisonnement, la poésie et la culture de l'auteure. Cela s'est fait naturellement, sans que j'y réfléchisse. Je suis un impulsif...
Quant à Jane Austen, me replonger dans son oeuvre — même par le biais d'un roman mineur — m'a fait de nouveau jubiler, comme à chaque fois. J'adore — et le mot n'est pas trop fort — son style et sa langue.
Reste Joyce et l'immense plaisir que m'a procuré la traduction de Portrait d'un artiste en jeune homme. Ceci dit, j'ai conscience que ce roman-là, n'est pas le plus ardu de son auteur et il n'entre pas dans mes intentions de retraduire Joyce, à part peut-être The Dubliners, dont je trouve les traductions insipides, mais surtout pas Ulysse.
Avec tout ça, je redécouvrirais bien Gertrude Stein et me replongerai avec plaisir dans toute l'oeuvre de Edith Wharton, des sœurs Brontë et de Thomas Hardy. Eh oui, il se trouve que j'ai un faible pour les femmes écrivains 🙂
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