Claire est danseuse, elle s’étourdit en noir et blanc. Claire est au fond d’un studio de danse. Claire est dans le monde sans le support du papier. Elle aime les effets de transparence visuelle, les disparitions temporaires, les apparitions éblouissantes. Il faut forcer le regard pour la voir et voir la blancheur surexposée de ses jambes qui répètent sans fin un équilibre sur pointes. Parfois on aperçoit aussi le sourire juvénile de Claire. Claire ne voit pas l’obscurité noir et blanc. Les ombres, elle s’en fout. Claire croit vivre en couleur. Claire est jeune, belle, danseuse et le monde entier adule Claire. L’obscurité jaillit de tout. L’obscurité qui émane des corps n’est pas visible à l’image. Impossible de voir le sombre drame qui un jour recouvrira tout jusqu’à supprimer l’existence de l’image. Cette obscurité ne sera visible que bien plus tard quand les couleurs VERICOLOR II PROFESSIONNAL FILM remplaceront les noirs et blancs.
Cette même année, en 1954, plusieurs ouvrages sur la danse classique sont publiés : Ballets d’hier et d’aujourd’hui, de Claude Baignières, Au Bon Plaisir ; Le ballet en France, du quinzième siècle à nos jours, de Boris Kochno, avec la collaboration de Maria Luz et des lithographies originales de Picasso, chez Hachette ; La naissance d’un ballet, de Rostislav Hofman, aux Editions du Journal Musical français, La Nef de Paris.
Aucun de ces livres ne fait mention de l’existence de Claire. C’est normal, Claire est devenu un personnage de fiction avant d’avoir été un sujet pour les historiens de danse. Très vite Claire n’a plus eu de liens avec le réel. Claire s’est incarnée dans un récit qui se raconte à travers les films Super 8 réalisés par son mari Jacques Borret - un des premiers sociologues à proposer l’image et le film comme support d’observation des pratiques sociologiques contemporaines. Jacques Borret a fait de Claire le motif principal de ses recherches sur l’émergence de la culture des loisirs et plus particulièrement sur le cercle familial. Il meurt tragiquement dans sa 45e année.
Jacques avait toujours su que son regard ferait du corps d’une seule femme l’héroïne de son obsession iconographique. Pas fou, la femme qui peuplerait ses images pour les années à venir Jacques l’avait choisie jambes levées à l’oblique, bras évanescents, visage altier. Jacques l’avait choisie dans les tirs croisés de milliers d’autres regards estampillés Opéra balletomane. Au moins il était sûr que ces milliers d’autres mâles fomenteraient de secrets complots pour détourner l’abandon jambes bras visage de Claire. Claire fidèle ferait de Jacques le roi d’un royaume de jambes, de bras et de visages démultipliés par l’accumulation des images. Claire : corps démembré sans cesse remembré par l’image.
Jacques régnait. Jacques était le roi de son royaume. Pour Claire qui était entre le commerce et l’objet de son corps son destin oscillait entre un mariage profitable, le devenir-héroïne ou la dégringolade des jours. Claire – mariage profitable. Après il faut se multiplier. Les enfants arrivent. Les deux par le siège. Accouchements douloureux. De toute façon Claire glisse. Elle glisse sur les humiliations, sur l’étreinte obligée, sur l’argument imparable de Jacques : je t’entretiens tu pourrais au moins. Jacques régnait. Jacques était le roi de son royaume. Claire rongeait son os. Ainsi se font les destins.
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