Une société bascule. Le cadre est strictement démocratique et consenti : une élection présidentielle. Entre les deux tours, trois semaines. Au jour le jour (sauf les dimanches, donc 20 fois d’affilée), Béatrice Rilos tente de capter, le plus librement, mais à l’écoute des moindres paradoxes du quotidien dans son arbitraire, la rue, vos proches, la télévision et les images, les conversations, et ces contradictions qu’on voit lourdes dans le ciel. L’élection, elle, ne sera même pas évoquée, ou à peine :
C’est un grand professionnel. Le jusqu’au-boutisme. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens qui pensent la même chose. Il faut trouver l’équilibre. Le cumule des mandats. En dévalorisant les invités. Il avait le courage d’annoncer la couleur. Le manque de diversité. Des opinions différentes. Le manque d’objectivité. À votre avis ? On va sur la pensée unique. Ne dites pas ça. Part de marché. Vingt pour cent. Vous êtes hors de la grille. La loi de la télévision. Si on commence à raconter n’importe quoi. C’est tout le service public. Il n’a pas touché à la rédaction. On ne s’en sortira pas. Globalement, tout le monde le sait. La vitrine. Vous avez deux mille journalistes. On le sait. Ce sont des idées reçues. Ils ne font pas partie de vos « on le sait ». D’où ça vient ? Il y a trente ans. Les amis. J’ai été dans ma vie. C’est un fait historique. Attends, je vais te donner. Cooptation aussi. C’est le patron qui décide. Ça n’a rien à voir avec la couleur politique.
Soient les trois mots : liberté, égalité, fraternité. Au fronton de la république, au fronton de ce texte. Soit, parallèlement, une secousse contingente : l’élection d’un président de la république.
Et pas loin de vingt mois ont passé. Raison de plus, le désordre et ce que Baudelaire nommait horizon noir, de produire un signe politique.
C’est passionnant, publie.net : abonnements, lecture en webservice, ce qui se passe pour les formats et supports, et ce qu’on aime voir changer, expérimenter dans la langue. Seulement, si on le fait, tout cela ne nous suffit pas : là où on s’enracine, dans dans le mal au monde. C’est là où les mots, si on les renvoie sur le monde, extorquent même du noir une strate inadvenue de réel.
C’était le cas dans le premier livre de Béatrice Rilos : Enfin. on fera silence où la marche dans Paris, le voyage des Antilles à la vieille métropole coloniale (mais c’est le présent et l’identité en partage qui s’y interrogeait, sans autre détermination), se faisait en surplombant les morts de l’esclavage jetés des bateaux et tissant sous l’océan route noire.
C’est ce qui s’examine aussi dans le livre que Béatrice Rilos va publier ces jours-ci aux éditions Le Mot et le reste, Is this love : il n’y a pas d’identité antillaise, si les figures de proue, par quoi les Antilles mettent en tremble une représentation symbolique globale à l’échelle de la planète, Fidel Castro, Bob Marley, renvoient celle ou celui qui parle aujourd’hui, depuis son trajet et ce qui est porté d’origine (nous enseignant à nous autres, ici, la force qu’on peut puiser au concept d’origine pour affronter le présent, où nous sommes égaux), à l’engagement esthétique dans le seul présent. La famille de Béatrice Rilos ? Peut-être son prof aux Beaux-Arts, Christian Boltanski, si longtemps.
Ce qui s’écrit ici n’est ni un journal, ni un texte contingent. De son travail artistique, Béatrice Rilos sait ce qu’implique la notion de geste. Dans l’accès à la création, ce qu’on y ouvre, ou dans le moment de sa restitution, de la performance.
Dans les trois semaines qui ont suivi l’élection du nouveau président de la république, elle écrit. Chaque écrit est daté. L’intensité, les déclarations, les mots attrapent des pans entiers de réel. La violence, le racisme banal, les notions de travail et de salariat, les guerres, la télévision, le star-système (encore en avait-on peu vu). Beaucoup pour un seul texte, d’une auteure de moins de trente ans ? Non. Point d’intensité de la secousse. Mots qu’on renvoie cogner à la ville.
Les trois mots : liberté, égalité, fraternité, mais aller voir dessous. Et, dessous, ce sont ces fragments de parole, ces bribes d’images. C’est de les noter au jour le jour, justement, qui les assemble en fresque peinte, et dérangeante. On vient râper les symboles. Et on le fait en connaissance de cause, on sait ce qu’on avale.
On interroge ce qu’est écrire, aussi. Cela revient tout le temps, écrit, ou j’écris, ou ce qu’on lui renvoie : tu écris.
Pour aiguiser, pousser au bout. Savoir ce qu’on a cherché, par l’intensité. Il se trouve, précisément, que le présent du texte et le présent du politique aujourd’hui se rejoignent : si on s’est attelé à publie.net, à quelques-uns, c’est bien pour y faire aussi de la politique.
Avec la langue. Avec le récit. Avec le cri, et la capacité de chacun à s’en charger les mains, du réel, pour le coller dans la sculpture.
Et découvrir que c’est peut-être par cet écart libre, cette distance et cette façon de se confier totalement à l’arbitraire, qu’un texte nous est ensuite encore mieux et plus densément lisible, qu’il nous dit notre présent, ce que nous n’avons pas su éviter, ce sur quoi il ne nous est pas possible de revenir, mais que le présent, dans ces trois semaines-là, nous offrait comme écrit sur la peau du monde ?
Adresse obligatoire pour Béatrice Rilos : son site et blog erratique.
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