"Tristan ressemble beaucoup à l’auteur, fils de petits paysans reçu à l’Ecole normale supérieure parce qu’il aimait les livres et que sa mère aurait voulu qu’il devînt un écrivain du peuple. Tristan/Daniel n’est pas Maxime Gorki, mais à coup sûr un authentique écrivain. Ce livre, superbement écrit, au cours parfaitement maîtrisé, l’atteste.
"Roman d’amour, roman d’apprentissage, Mai 69 est aussi la chronique d’une époque dont l’auteur n’a pas été dupe : « Le mot de révolution est posé sur tout ce qui peut sortir de l’ennui ». Rien de plus. Et les maoïstes aux champs, - sauf Judith ! - sont portraiturés en Pol Pot au petit pied. En ce temps-là, le fond de l’air n’était pas aussi rouge qu’on l’a dit. La vraie histoire qui se jouait, c’était la fin d’un monde : « A partir du néolithique des milliers d’années s’étaient écoulées, voici que nous touchions enfin le terme. Tout ce qui ne serait pas vu, pas noté, disparaîtrait. Toute la mémoire résumée dans les gestes, les habitudes transmises, les mots, l’accent et la façon de voir les choses, on allait l’oublier, ce serait un grand trou noir dans la nuit des générations. »
"Alors Morvan note les marques des tracteurs, des charrues, des faucheuses, des déchaumeuses, des rasoirs électriques, des sodas, scrute les photos de mariage, lit les journaux de l’époque, cite le rapport de Sicco Mansholt, se remémore « les petits matins à charger à la fourche des choux-fleurs pour les transporter au dépôt. » Et ces souvenirs, ils ne revivront «qu’après avoir été pliés dans les pages d’un livre, puis dépliés par la méditation d’un lecteur. » Sa Recherche à lui.
Mais qu’on ne se méprenne pas : Mai 69 n’est pas le catalogue d’un musée des Arts et traditions populaires. L’auteur fait semblent de le regretter : « Je m’aperçois, dans un bien tardif remords, que je n’ai pas parlé de ce que les gens aiment lire : la baratte à hublot que ma mère actionne dans la nouvelle ferme, le tic-tac qu’elle fait, les gouttes que transpire le beurre frais, des paniers d’ormeaux dont père nourrit les maçons qui bâtissent la maison neuve ; aurais-je dû rédiger des mémoires ? Fabriquer du pittoresque ? »
"Le pittoresque, on y échappe par la modernité de l’écriture (ses cassures de rythme, l’élision fréquente de l’article, les changements de point de vue…), par la constante réflexion sur la nature de l’œuvre en train de se faire, par l’autodérision, l’humour, et la bride toujours tenue serrée à l’émotion, même quand l’auteur parle de ses parents : pas de « rétro-pleurnichage ».
"On y échappe aussi grâce aux aperçus toujours éclairants sur tant de sujets ; il n’est pas interdit à un romancier d’avoir des idées. Ainsi sur la mort du breton, non transmis d’une génération à l’autre, de sorte que « tout ce qui touche au sexe ne peut se dire qu’en verte langue du Pays » ; cela fera donc des garçons qui « ne diront rien d’osé dans l’oreille des femmes. » Mais aussi sur Jackie Kennedy, le décor des films de Jacques Demy, Philippe Sollers et sa cour, la place de la paysannerie dans la lutte des classes…
"Cela donne des fulgurances : « Nous qui étions les paysans alibis de l’antisémitisme, le bouclier anti-bolcheviks, le socle agraire, les campagnes regénérantes. Des juifs, mais nous en sommes, mûrs pour la Terre promise, la même folie. Juifs inversés : eux qui avaient la Parole accrochée aux bottes, se sont rêvés paysans, retour à la nature et à la tribu première. Nous qui en venions, de la nature et de la tribu, d’une terre ratissée par les faucheuses, nous nous rêvions peuple du livre, religion vivante de l’Instruction. »
"Mai 69 n’est pas simplement un livre intéressant ; c’est un grand livre."
© Thierry Guidet Place Publique.
"Mai 69" de Daniel Morvan a d'abord été publié aux éditions du Temps (2009).
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