Là, j’ai été comme harponnée.
Parce que ça m’a toujours semblé un thème incroyable cette affaire-là, lorsque quelqu’un est célèbre, très célèbre même, pour de mauvaises raisons. Comme Ravel. On lui colle tout de suite le Boléro sur les épaules, alors que c’est peut-être la musique la plus tarte et la moins bonne qu’il ait jamais faite, alors qu’il a écrit des morceaux d’une délicatesse et d’une intelligence telle que le Boléro ressemble à un vieux chou à la crème rassis à côté, et que personne ne s’agenouille devant ses œuvres pour piano qui sont somptueuses.
Ça m’a toujours fasciné ces décalages entre ce que l’on sait, ce que l’on croit savoir et ce qui est. Et comme les choses, les évidences deviennent falsifiées. Comment les idées reçues prennent leur autonomie. Comment la vie de quelqu’un peut-être utilisée symboliquement à rebours de ce qu’il était ou de ce à quoi il croyait. Ces faux-héros qui sont de vrais héros virtuels. La narration qui fabrique une fiction qui s’appuie sur le réel en le transformant, et qui finalement s’en débarrasse, la fiction prenant le pas sur ce qui existe. Toutes ces fictions qui ne nous entourent pas seulement, même si elles sont toutes autour de nous, mais qui nous construisent nous et notre vision du monde. Ce décalage.
Alors j’ai voulu voir, découvrir ce qui se cachait sous la fiction basique, simpliste que je m’étais construite, avec tant d’autres, de cette femme-là, cette Yoko Ono.
Et c’est en écrivant autour d’elle, en la mettant « dans le texte », que j’ai compris au fur et à mesure qu’elle était la bonne réponse à tous mes « (mais-quoi ?) » et à mes pourquoi aussi.
J’ai très vite réalisé que tout ce qu’elle offrait parlait de la création.
Au sens large, au sens métaphysique. Mais concrètement : en travaillant l’actif, le constructif. C’est passionnant de constater à quel point elle ne théorise pas. Et c’est finalement un peu comme ses tableaux dont elle donne le mode d’emploi dans Grapefruit.
Dans cette non-théorisation, ce désir de ne rien expliquer, il y a un réel respect de l’autre. Comme si elle nous disait « vous êtes assez fûté.es pour comprendre ce qui se trame, ce n’est pas la peine que je vous assomme avec mes blablas » : une façon d’envisager l’autre comme un autre soi-même – et c’est d’autant plus déstabilisant de constater à quel point ce rapport à l’autre, si simple, réduit à l’essentiel, se trouve brouillé à l’arrivée.
Comme si la société ne pouvait pas répondre, ni envisager, ni réagir autrement qu’en muselant, en se moquant, en la refusant, en la niant et en l’attaquant.
Tout son travail artistique dit OUI mais la façon dont on l’envisage dit NON. Et la musique de Yoko Ono louvoie entre une sorte de patte blanche mélodiquement acceptable (qui ne plaît qu’à ceux et celles qui sont déjà convaincus) et des sonorités inacceptables, désagréables, une façon de se révolter, de crier, de secouer toutes les branches. Elle crie, et c’est affreux, mais on ne l’entend pas. Elle fait, et c’est simple, mais on ne le voit pas (« Hello Yoko ! »). Même quand elle hurle, on n’entend rien. Elle construit et on lui répond par de la noirceur, ou des insultes.
C’est cela qui m’a intéressée dans ce travail d’écriture, la faille constante entre qui elle est (son travail) et la réception qui en est faite. Le décalage. L’accumulation des contraires : très célèbre et totalement inconnue. Très pacifique et haïe. Très people et très méditative. Très simple et très complexe à appréhender.
Et j’ai découvert, tout en écrivant, que ces contraires, qui la construisent et qui construisent l’idée que l’on peut se faire d’elle, ne la déstructurent pas. Elle accumule les contraires et fabrique quelque chose de plus grand qu’eux, quelque chose d’autre. Un grand autre, un autre qui est un plus, qui est la création elle-même.
C’est en cela qu’elle a répondu à mes demandes non formulées, à mes pourquoi.
J’ai fait beaucoup de versions de YODLT parce que je n’ai pas compris tout de suite les réponses que la figure de Yoko Ono, Y.O. m’apportait.
D’abord j’ai créé à côté d’elle, en regard d’elle. C’était sans danger, un peu hors-sol. Je m’étais donné des contraintes oulipiennes très fortes, et j’étais presque satisfaite, parce que j’étais sauve, à l’abri, derrière ma structure rigide et quelques calligrammes décoratifs.
Ensuite je me suis libérée de ces contraintes, et comme je m’y attendais, c’est devenu une sorte de magma un peu indéchiffrable, chaotique, une sorte de jungle primitive et embourbée.
J’essayais de lier entre elles deux parties : l’une écrite autour de Yoko Ono et centrée sur elle, sa vie et son travail, et l’autre qui parlait d’une femme autre que moi, une femme qui voulait créer quelque chose et qui cherchait, se posait des questions, se torturait l’esprit. Je tentais de tresser ces deux parties entre elles. C’était un peu approximatif, une tentative.
J’avais envoyé la première version à Pierre Menard, puis à Guillaume Vissac. J’attendais qu’ils agissent comme des thermomètres, qu’ils me donnent la température.
Ils sentaient tous les deux que quelque chose n’allait pas, était en trop, ou bien manquait.
Le déclencheur, je l’ai eu après une discussion avec H.. Je lui disais que je venais d’envoyer à Guillaume une énième version, mais que je me posais des questions. On a parlé. H. m’a demandé « pourquoi ce elle ? Pourquoi ce n’est pas toi qui parles ? ». Il avait raison. La partie autour de Y.O. ne devait pas exister en regard d’un elle autre que moi. Cette elle, c’était moi. J’ai tout réécrit. Alors, juste après avoir envoyé mon mail avec la pièce-jointe attachée, j’ai aussitôt demandé à Guillaume de ne pas lire, parce qu’il fallait que je reprenne toute la tresse.
Le je est venu comme une clarification. Comme les ronds à la surface de l’eau qui s’effacent, parce que l’eau se stabilise et on peut enfin voir à travers le liquide ce qui se cache dessous. Mon elle n’avait servi qu’à brouiller la surface de l’eau, qu’à me protéger des regards. Sauf qu’en étant bien cachée derrière mes ronds dans l’eau, forcément, je ne voyais pas non plus bien clair.
Ensuite, une fois ce je advenu et éclairci, Guillaume Vissac m’a encore aidée, en pointant quelques passages obscurs, pas assez explicites, des endroits où il se perdait.
Ci-dessous, un aperçu d'étapes de travail avec Guillaume (cliquez sur les images pour les agrandir).