[REVUE DE PRESSE] Le flow comme une errance : Marche-frontière d'Ahmed Slama lu par la Viduité 15 avril 2021 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : Ahmed Slama, marche-frontière
Merci à la Viduité pour cette belle chronique que vous pouvez retrouver ici-même.
Le flow comme une errance, une inscription dans un autre espace où le flot des mots rattraperait la perte d’identité, ce sentiment de clandestinité dont Ahmed Slama dessine les contours. Un homme égare son titre de séjour, tout ce qu’il est, à commencer par son nom, s’effrite. Dans une succession de fragments sur le vif – la vie telle qu’elle s’observe au bistro ou dans la marge -, Marche-frontière ou la tentative d’approcher la vérité de l’écrit, de ses flottements identitaires.
Le premier point d’accroche à cet objet protéiforme (disons une prose poétique qui forme récit et roman réflexif sur la condition d’étranger, de paria pas tout à fait par hasard) demeure son écriture. Si vous ne connaissez pas encore Ahmed Slama, outre son livre bien sûr, je vous invite à découvrir son site : Littéralutte. La littérature est un sport de combat, une manière de vivre, de se saisir d’une identité toujours transitoire. Si je vous parle du site de l’auteur, c’est qu’il me semble que toute sa démarche d’écriture se devine aussi dans Marche-frontière. On aime bien l’idée de fragments qui font collage, d’instants qui font itinéraire. Ou pour emprunter un vocabulaire qui me paraît commun à pas mal d’auteur de Publie.net des suites d’OLOÉ, des instants où lir&crire. Des moments de basculements, en bref.
Reprendre les feuillets abandonnés ; bribes manuscrites de souvenirs qui, mises bout à bout, forment la mémoire à trou que l’on tente de reconstituer par la répétition de l’écrit.
L’écrit, un interstice. Ahmed Slama parvient à saisir les failles du quotidien, les brisures d’une routine toujours par emprunt. L’intérêt de l’écrit serait de survenir au moment où l’on ne se reconnaît plus. Quand, dans la défiance, il faut se figurer dans la fuite une autre identité. La très grande force de ce récit-fragments est de toujours inscrire cette perte d’identité dans une expérience collective, de s’inventer dans une écriture poétique éminemment politique. Toujours au seuil de ce que l’auteur connaît ou aurait presque pu connaître. Prenons garde à l’impair : dans le confort de ma situation, je ne connais pas grand-chose à ce que c’est d’être un demandeur de papier en France. L’enfer bureaucratique, la normalisation des vies réduites à leur revenu financier, à la matérialité des preuves de leur existence. On pourrait penser que pour Ahmed Slama écrire c’est se soustraire à cet ordre du monde, à en refuser la prétendue absence d’alternative. On pourrait alors comprendre Marche-frontière en partie ainsi : comment écrit-on l’autre appréhension de l’espace d’un homme ayant perdu son titre de séjour, tentant de le faire renouveler, ni parvenant pas, travaillant à droite à gauche (réparant des combinateurs – j’adore cette façon d’appeler un ordinateur pour le soustraire à sa connotation religieuse) et puis un jour, à bout, il met les bouts. Il quitte le Sud-Est de la France, quelque part vers Avignon, quelque part surtout sur le terrain des Nouvelles de la ferraille et du vent. Ni tout à fait un autre ni tout à fait lui-même, l’auteur livre une réflexion éclairante sur son identité. On le sait, sans doute faut-il sans cesse le rappeler, elle ne s’invente que par la langue. Les mots qui reviennent, ceux que l’on ne peut pas traduire. Une matière de fatalité, de soumission à ce qui est écrit : peut-être est-ce avant tout cette frontière qu’arpente Ahmed Slama. La langue comme perpétuelle biffure : l’écriture invente des bifurcations à celle du Pouvoir. Une autre résistance, une façon de se composer autrement.
Devenir le sujet de ses pensées, non plus subir, aller contre soi, dans une certaine mesure, rechercher ce qui, avec le temps et les espaces, s’est formé, rigidifié jusqu’à ne plus faire qu’un avec soi, ses habitudes.
Et c’est justement ce que parvient à faire Ahmed Slama dessiner des espaces. Ceux administratifs du bâtiment, de ses files d’attente, ceux où sont relégués ceux qu’on ne veut pas voir. Taudis et récup. Clopes et cafés. La vie telle qu’on l’observe du dehors. On parlait au début de ce propos désordonné de l’écriture de l’auteur, finissons sur ce point central : la force de son indispensable colère.
Un grand merci à Publie.net pour l’envoi de ce livre.
Marche-frontière (121 pages, 13 euros)