[REVUE DE PRESSE] Quelque chose que je rends à la terre, lu par Charybde 1 avril 2021 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : sébastien ménard
Merci à la librairie Charybde pour cette belle chronique que vous pouvez retrouver ici-même.
La chronique poétique subtile d’un retour à l’essentiel, à une terre riche en luttes et en amitiés, sans repli mais au contraire dans la ligne de fuite magnifique.
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la première chose d’importance
que je peux vous dire
la première chose
que je peux vous dire
c’est qu’aujourd’hui
j’ai posé cette question
à plusieurs reprises
« quelle est
la première chose
d’importance
que vous pouvez nous dire ? »
on fait son malin
on imagine qu’on peut poser cette question
à tout le monde
et c’est vrai
on peut
on peut demander à beaucoup d’humains
de choisir la toute première chose
d’importance
et nous la dire
c’est même
très intéressant
il faut
simplement
être prêt à
tout entendre
et après
après on est là
on est là et on rapporte
ce petit morceau du monde
ce petit morceau du monde
dont nous sommes dépositaires
ouaip et on fait le zen
on fait le zen avec ça
on fait le zen avec les petits morceaux éclatés
saillants
dont nous sommes dépositaires
et on est là
on est là avec ça
avec ça et notre foutue recherche d’une poésie
qui serait d’une
« absolue pureté »
comme on dit dans les critiques
ou sur les post-it
collés sur les livres
en librairie
c’est ça
c’est ça « la vie »
sans doute que c’est
être dépositaire des morceaux éclatés
de nos semblables
et de la recherche d’une poésie
d’une « absolue pureté »
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Depuis l’incroyable choc du flamboyant road poem au long cours « Soleil gasoil » en 2015, découvert grâce à l’ami André Rougier, choc aussitôt confirmé par l’audacieuse déclinaison, comme plus précise, de la thématique d’origine, avec « Notre Est lointain » (2017), et par le souffle, peut-être plus classique, mais toujours aussi puissant et généreux, de « Notre désir de tendresse est infini » (2017 également), je me languissais, il faut l’avouer, de retrouver l’épique échevelé de Sébastien Ménard, et sa capacité rare à glisser en beauté dans son écriture une méditation presque cosmologique, demeurant pourtant ancrée en tous instants et en tous lieux dans un réel salutairement bourbeux et sur un joyeux chemin de terre ou d’asphalte fissuré.
Avec ce « Quelque chose que je rends à la terre », publié en février 2021, à nouveau chez publie.net, Sébastien Ménard affirme avec grâce, tout en questionnant inlassablement : il y a un syncrétisme nouveau à développer, penser et ressentir désormais, la poésie a un rôle toujours aussi paradoxalement essentiel à y jouer, et il s’y attelle de tout son cœur entre un élagage à la scie Sugoï (de chez Silky) et une cueillette au potager, entre une visite polonaise à Kobylka et un détour danubien qui serait aussi un retour sur certaines des terres parcourues précédemment.
Les hommes durent moins longtemps que les cailloux et se compostent comme le poème lui aussi, la vie, ce qui est la même chose – et la poésie est un train fantôme du vingt-et-unième siècle – et les poètes sont des voyageurs immobiles sur un quai vide – et le passage d’un détritus plastique volant est un signe de notre néant de notre nanant de notre bazar – mais les hommes durent moins longtemps que les cailloux et le poème finirait mangé par certaines bêtes, dont c’est le travail.
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Bien davantage que dans ses travaux précédents, Sébastien Ménard s’appuie ici sur des compagnes et des compagnons de route, qu’ils soient bien vivants ou morts depuis un certain temps. Entre exergues et simples mentions, suggestions hypnotiques et anecdotes, jusqu’au superbe « Quelques phares » qui conclut provisoirement ce cheminement par douze pages de citations complices, il y a échange et invocation, avec Allen Ginsberg et Fred Griot, avec Patrick Chamoiseau et Jean Giono, avec Mario Rigoni Stern et Marie-Andrée Gill, avec Guillevic et Emmanuel Ruben, avec Pierre Bergounioux et André Rougier, avec Valère Novarina : les soutiens spirituels et techniques ne sont peut-être pas de trop compte tenu de la nature possible bien particulière du projet qui prend forme ici, sous nos yeux.
Sous le regard d’une nature majestueuse mais néanmoins bienveillante (le double jeu persien n’est pas si loin : « Après un long voyage, enfin les pluies sont venues » – non plus que la « Mousse » de Klaus Modick, voire les « Diplomates » de Baptiste Morizot), en une célébration discrète du geste simple qui ne serait pas étrangère à Thierry Metz, à Joseph Ponthus et à Matthew B. Crawford, il y a bien une forme subtile de remords qui s’élabore, en confiance et en humilité. Après la furia de « Soleil gasoil » et de son erre, précieuse course carbonée – asphaltée et combustible – aux rencontres fortuites et vitales, voici le temps surprenant, mais ô combien logique, du maintien d’une agriculture paysanne, du remède à l’accélération (on songera naturellement au travail d’Hartmut Rosa), de la patience dans l’azur, d’un retour au temps long et à l’adroite convergence des luttes et des amitiés, organisant une communion sans béatitude et sans duperie. Et c’est ainsi que la poésie, en se déplaçant, nous déplace si fructueusement, si nécessairement.
je ne sais qu’une chose
je ne sais qu’une chose
je ne sais qu’une chose
parfois
ça n’a aucune sorte d’importance
de savoir OÙ
se trouve
la poésie
et d’autres fois
d’autres fois
il n’y a que ça
pour tenir
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