Carnet de bord 2021, semaine 4 31 janvier 2021 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : Christine Jeanney, Junku Nishimura, Marguerite Audoux, philippe aigrain, Sœur, Thibault de Vivies, Vincent Fleury
publie.net, le feuilleton (que le monde du livre nous envie) à retrouver chaque semaine (marquée ces jours-ci par la disparition de Cédric Demangeot et de Michel Le Bris), par GV.
lundi
Dans le titre de l'article Quels sont les auteurs qui ont vendu le plus de livres en 2020 ?, il y a un problème quelque part mais on peine à comprendre où. C'est une histoire d'approximation de ponctuation. Il manque des guillemets. Le hic, c'est qu'on ne sait pas où les mettre...
- Quels sont les "auteurs" qui ont vendu le plus de livres en 2020 ?
- Quels sont les auteurs qui ont "vendu" le plus de livres en 2020 ?
- Quelques sont les auteurs qui ont vendu le "plus" de livres en 2020 ?
- Quels sont les auteurs qui ont vendu le plus de "livres" en 2020 ?
- Quels sont les auteurs qui ont vendu le plus de livre en "2020" ?
N'hésitez pas à voter pour votre proposition préférée, on ramasse dans une semaine et on voit quelle tendance se dégage. Mais à défaut de voir, on pourra revoir. Il y a bientôt deux ans nous avons publié ce très beau livre de Vincent Fleury, Je les revois. Recueil de petits récits de vie mettant en lumière des instants d'une rare sensibilité, ou des coïncidences improbables. L'un des textes qui ouvrait l'ensemble était très simple : l'auteur y racontait comment, enfant, un étranger lui avait payé une crêpe chez un marchand à son insu, voyant qu'il n'avait pas les moyens de s'offrir celle qu'il souhaitait. Il racontait combien ce petit geste désintéressé l'avait bouleversé. Et il est bouleversant là encore de lire le dernier texte de la série qu'a publié Vincent Fleury il y a quelques jours sur remue.
(...) pendant cinquante ans je me suis demandé si un jour j’aurais l’occasion de rendre ce que la vie m’avait donné, ou bien peut-être y serais-je obligé par quelque concours de circonstance. Pendant toutes ces années, j’ai souvent épié les gens autour de moi, scanné la situation, me demandant si c’était le moment, si là, j’allais devoir payer à un enfant sa crêpe, si le moment était bien venu.
La même situation, donc, à cinquante ans de distance, mais où les rôles sont inversés, et où l'auteur peut rembourser sa dette, d'une certaine manière. C'est très simple. C'est beau. Ça boucle la boucle temporelle de la bonté, et je crois qu'en ces temps irrités ce n'est pas de trop.
mardi
Philippe me fait remarquer qu'en ce moment, on vend un Mondeling par jour. Bon, ça ne fait que deux jours. Mais tout de même. C'est un vieux titre sans actualité particulière, c'est donc en soi étrange qu'il sorte maintenant. On est preneurs, bien sûr. Mais enfin se dire que quoi qui motivent ces ventes, je n'y suis pour rien (ou alors ça s'est fait à l'insu de mon plein gré, comme disent les sages). Mes enveloppes sont trop étroites de quelques millimètres pour ce type de format (quand on change de fournisseur d'enveloppes à bulles, on oublie parfois ce léger détail : l'aménagement intérieur de la nouvelle marque ne correspond pas forcément à celle de l'ancienne, quand bien même le gabarit extérieur est identique) alors je bataille pour bricoler le paquet le plus moche que j'ai jamais conçu pour pouvoir expédier ce Mondeling à l'autre bout du monde (à l'autre bout du monde, non, mais du moins dans un pays étranger). À mon retour de la Poste, je tombe sur ce flux d'hostilité sur Twitter (pléonasme) : Le Parisien a mis en ligne un graphique qui représente la part de chaque maillon de la chaîne du livre sur la vente d'un exemplaire.
Source : Infographie @le_Parisien pic.twitter.com/skPOSLIvUF
— Mediavenir Press (@MediavenirPress) January 25, 2021
J'imagine que l'idée derrière ce visuel, c'est de montrer que les auteurs sont les moins payés sur le fruit d'un travail dont ils sont tout de même les créateurs premiers à l'origine. Sauf que tous les autres maillons de la chaîne se sentent culpabilisés par ce graphique : c'est le problème de la chaîne, si certains gagnent trop peu c'est donc que d'autres gagnent trop. Libraires et éditeurs se sentent donc visés par ce genre de communication alors même que pour beaucoup d'entre eux, ils ne s'en sortent pas (ou peu). On dira parfois que ce graphique est faux, car ne précisant pas clairement que les gains indiqués ne sont pas des bénéfices mais du chiffre d'affaire ( de fait, à la fin pour les petits acteurs, il reste peu, quand il reste quelque chose...), ou que ce qui correspond à un livre n'a de sens que si on le met dans le contexte d'un catalogue, ou d'un stock global (la plupart des livres ne marchent pas, idéalement étant compensés par les quelques qui connaissent effectivement le succès). De sorte qu'en réalité tout le monde a raison et tort : le graphique est à la fois vrai et faux (la répartition est grosso modo conforme mais incomplète, il manque par exemple la diffusion, ainsi que la TVA, et trop schématique pour pleinement recouvrir la réalité du livre qui ne s'arrête pas à la réalité d'un exemplaire décorrélé d'un tout). Dans ce système-là, quand on regarde les petits acteurs de la chaîne (petits éditeurs indé, petites librairies de quartier, petits distributeurs ou autrices et auteurs débutants ou n'ayant pas encore connu le succès, quel que soit le sens qu'on prête à ce mot) personne ne gagne. Tout le monde perd. En fait, dans ce système, on survit à partir du moment où au moins l'un des acteurs de la chaîne n'est pas payé à sa juste valeur. Comment faire pour en sortir ? À part inventer de toutes pièces un nouveau système, ou revoir complètement le prix du livre (à quel prix du livre public peut-on garantir à chacun une rémunération juste ? 40€ ? 60€ ? qui pourra se les payer alors ?) ou se demander à qui profite le crime ?, je ne vois pas. Parce que là, en l'état, ce sont tous les petits qui se battent entre eux pour des miettes, pendant que ceux qui ont intérêt à ce que tout continue tel quel (comprendre, les groupes disposant de divisions ou de filiales de diffusion-distribution) sont ailleurs, et font autre chose que de participer aux débats. Quoi ? Préparer ce qui va se vendre à la rentrée prochaine, pour commencer. Il est d'ailleurs étonnant, voire agaçant, de constater que quand un organe de presse culturelle (ici Télérama) met un coup de projecteur sur une pratique de vente du livre divergente au circuit traditionnel (en l'occurrence les projets portés par des éditeurs en financement participatif), l'objet de l'article n'est pas de signaler un apparent paradoxe (pour que certains acteurs de la chaîne soient rémunérés correctement, il faut en évincer d'autres, ce qui tend quand même à prouver que le système actuel est inéquitable), mais de pointer que les libraires sont exclus de ce type de formule... alors même que ce sont des livres que la plupart du temps ils ne travaillent pas ! À force de trop vouloir sanctifier la chaîne du livre, on perd de vue qu'elle sert aussi depuis combien d'années un genre de goulot d'étranglement du marché invivable pour de nombreux acteurs. Et au sortir d'une année 2020 sans possibilité de rencontres, de salons, avec des librairies encore plus bouchées que d'habitude et de moins en moins de perspective de visibilité dans les médias pour les petits acteurs de l'édition (par exemple dans Télérama), voilà qu'on vient encore leur faire la morale sur tout le mal qu'ils font à la chaîne. Au secours. Mais peut-être Télérama a-t-il prévu d'annoncer son abandon des abonnements pour ne pas porter atteinte aux commerces de proximité que sont les kiosques et autres maisons de la presse ?
mercredi
Il est plus agréable de relire un manuscrit ou un texte en cours que de relire la dernière version en date d'un contrat de distribution (étonnant). Il est étonnant justement de remarquer que ledit contrat prévoit le cas de figure (fort improbable mais enfin dans le monde du livre l'improbable est partout, pour preuve : ça nous est arrivé en décembre) où le nombre de retours de libraires (et assimilés) est plus important que le nombre de ventes. Plus plaisant de relire le texte de Thibault de Vivies que nous préparons pour l'automne. Bonheur également de retrouver un auteur qui a connu les tout débuts de publie.net, pendant la préhistoire du livre numérique (comprendre, avant l'epub). Le texte est très carré, je note simplement quelques incompréhensions ou désirs de clarification, pistes de correction ou coquilles et au moins trois fois la mention oh là là. Avant d'isoler ce paragraphe pour présentation ou quatrième à venir :
Je jette les petits cailloux ronds phosphorescents au sol pour plus de repérages au cas où la visibilité baisse car la brume est abondante et la pluie de neige aussi et nous voilà en route pour la grande aventure sous la protection du Seigneur-Dieu qui regarde ça de là-haut et n’a surtout pas l’envie de se moquer au moment où deux des siens prennent des risques certes calculés mais regarde comme on s’y prend bien jusque-là rien à redire, on te racontera au fur et à mesure comme on le fait depuis le début de la saison nos petits et grands tracas d’une modeste vie faite de modestes événements mais de grands sentiments quand on veut s’y arrêter un moment on y trouve son compte…
jeudi
Retour à Marguerite Audoux, Christine étant dans un rythme de croisière supersonique ! Et là, ça le fait. L'équilibre est bon, le rythme dans l'entrée du texte est tendu, on passe d'un regard à un autre sur l'œuvre (et la personne) de l'autrice, on a une vraie sensibilité qui est donnée à sa personnalité, et on peut facilement tomber dans l'empathie avant d'attaquer en chaussant des bottes de sept lieues Marie-Claire, via plusieurs extraits du texte. Plus loin, ce passage particulièrement sensible que je ne peux me retenir de citer :
Depuis un moment, il me semble qu’un petit animal étrange est venu se loger dans l’endroit le plus profond de mon cœur, je le vois, et je le sens ; il ne cesse de frémir et de trembler comme s’il avait peur et froid, et toujours il creuse plus avant comme s’il espérait trouver un endroit chaud où il pourrait se blottir pour longtemps. Mais il ne fait plus chaud dans mon cœur et tu peux fouiller avec tes fines griffes, petit animal tout blanc et lorsque tu auras pénétré au fond même de ma vie, tu continueras à frémir et à trembler tout comme les feuilles des peupliers qui frémissent parfois, sans qu’on sache d’où vient le vent.
vendredi
Il y a peu, je suis tombé sur une anecdote amusante, dont j'espère qu'elle n'est qu'une légende urbaine mais dont les aléas de notre époque bizarroïde nous laissent craindre qu'elle soit vraie. Quelque part aux États-Unis, quelqu'un, après s'être blessé en utilisant un boomerang (qui a donc fait son job de boomerang en revenant sur son propriétaire après avoir été lancé), a voulu attaquer la marque de boomerang en question en justice. Ledit boomerang n'étant pas défectueux, il n'a pas pu. Il s'est donc attaqué lui-même pour s'être autoblessé. Un juge lui a donné raison, et l'a condamné à se verser plusieurs centaines de milliers de dollars de compensation (frais payés par son assurance, bien sûr). Où je veux en venir avec ça ? Amazon nous refait sa spéciale : nous commander un livre qu'il nous a retourné en quantité plus importante il y a quelques jours (moins de dix en l'occurrence). On doit pouvoir appeler ça le coup (ou le coût pour le coup) du boomerang. Et on pourrait compter depuis octobre ou novembre le nombre de fois où je mentionne, agacé, ces histoires de retours amazoniens pour se faire une idée d'à quel point ça peut peser sur notre énergie, voire notre moral. Mais non. Ce n'est pas la meilleure façon de finir la semaine et de regarder 2021 (ou ce qu'il en reste) dans les yeux. Fort heureusement, l'entretien de Philippe Aigrain réalisé par Désir de lire autour de son livre Sœur(s) est désormais en ligne, et tombe à pic pour amorcer un retour plus appréciable : un retour à la création littéraire. La vidéo peut être vue et revue ici (et bien sûr partagée) :