— Salut à toi, voyageur. On cherche des idées de parcours pour la randonnée ?
— Oui, euh, je ne connais pas bien la région. Vous auriez des conseils à me donner ? Je cherche une bonne expérience, une traversée des territoires, passer un bon moment, quoi, m'évader, un peu de dépaysement peut-être.
— On est là pour ça ! On peut vous aiguiller de A à Z : de la création des itinéraires par nos géographes à l'expérience premium de randonnée pour le consommateur en passant par la diffusion des parcours et aux relations presse pour les promouvoir. Toute la chaîne montagneuse est à nous, il faut dire. Bon, la première chose à faire, ce sera de choisir entre ces deux premiers sentiers, ici, qui ensuite mènent à beaucoup d'autres.
— Il y en a un qui semble plus entretenu que l'autre...
— Oui, c'est le sentier battu. Là, on sait où on met les pieds. Pas de risque d'entorse ou de glissade.
— Où est-ce que ça emmène ?
— Où tu veux ! À partir de ce sentier-là, tu auras accès à différentes zones balisées, impossible de s'y perdre. Il y a la zone de haute montagne, qui suit un rythme bien défini : virage, virage, ascension, replat, lacets, panorama, montagnes, mamelons à gauche, parois déchirées à droite, vallée, passage en forêt, clairière sauvage (mais pas trop), puis le grand moment de bravoure final qui mène au col, avec un débouché éclatant de soleil sur le glacier dont tu me diras des nouvelles (cliffhanger en option pour ceux qui souhaitent un circuit en plusieurs épisodes).
— Ça a l'air bien. Vous savez si d'autres randonneurs ont aimé ?
— On a 4,9 étoiles sur 5 pour ce tracé, tout le monde en redemande. Il est bien placé pour obtenir le prix Long cours. On attend l'annonce des lauréats dans les jours qui viennent et si on gagne, on aura le droit de mettre un bandeau sur nos visuels.
— Ah. Euh, chouette. D'autres zones, vous disiez ?
— Bien sûr, c'est très bien fait, tu verras. Il y a la zone littoral, pour les amoureux du bord de mer (le bleu de la mer et aussi celui du ciel y est garanti). La zone campagne, la zone embouchure du fleuve (tu vas voir, il se jette dans la mer en léchant la plage), la zone forestière, etc. Je te rassure tout de suite, chaque zone a son territoire propre qui ne se mélange jamais à celles des autres, tu sais, pour qu'on ne risque pas d'oublier où on se trouve. Et tout est très entretenu.
— Euh, comment ça ?
— Tout est bien balisé, on sait toujours dans quelle zone en est, et où on en est par rapport à la progression d'ensemble du parcours.
— Et c'est une bonne chose ?
— C'est ce qu'on nous demande. On n'est pas là pour lâcher les gens dans la nature. Les gens ne veulent pas ça. C'est humain. Nombreux sont ceux qui nous disent : J’aime l’unité dans la vie, la ligne droite. Il faut respecter ça.
— D'accord, je vois. Et l'autre sentier, là, celui qui est moins accessible ? Il a l'air plus sauvage, plus excitant, non ?
— Non mais laisse-moi te dire que dans les zones accessibles, c'est royal. Le confort de marche est optimal.
— Comment ça, le confort de marche ? C'est des chemins, non ?
— C'est un revêtement étudié pour ne pas peser sur la voûte plantaire. Ou le contraire. Un mélange breveté de terre et de sable coquillier, pas trop fin pour avoir de la matière, pas trop épais pour ne pas s'embourber, un beau blanc crémeux qui n'aveugle pas et met bien en valeur les chaussures pour Instagram.
— Comment ça pour Instagram ?
— Pour les photos en situation. Il y a aussi des points étapes pour les photos d'environnements et de panoramas signalés par des hashtags. C'est du prêt-à-photographier, l'idéal pour marquer les esprits sur les réseaux.
— Et dans l'autre sentier, celui moins accessible (mais enfin à moi il a l'air surtout plus intriguant), on ne peut pas prendre de photos ?
— Si. Mais là le marcheur est libre de prendre la photo qu'il veut alors, forcément, souvent ce n'est pas très bien cadré, et la lumière c'est pas trop ça. On estime environ 60% de likes en moins pour ce genre de clichés. C'est comme ça. C'est le sentier pas battu, faut dire.
— Comment ça, pas battu ?
— Le premier sentier, il est battu : tout le monde y passe, tout est toujours très clair, impossible de perdre le fil rouge, c'est comme faire de la randonnée en pantoufles. L'autre, c'est le pas battu, c'est comme ça. D'un côté le on, de l'autre le off. D'un côté le mainstream, de l'autre l'underground.
— Et le sentier pas battu, vous ne me le recommanderiez pas ? Je veux dire, le prenez pas mal, mais ça m'emballe moyen de faire de la randonnée en pantoufles...
— Je dirais pas ça comme ça. Disons qu'il est plus exigeant. Et je vais vous le dire franchement, j'ai beaucoup de retours avec ce sentier.
— Comment ça, des retours ?
— Les gens ne savent pas où aller alors souvent ils reviennent.
— Et de l'autre, côté mainstream, moins de retours selon vous ?
— Pas de retours possibles ici, il y a un seul sens de parcours. C'est flêché. On peut pas faire demi-tour. Pour toute la profession, toute la chaîne montagneuse je veux dire, c'est plus simple. Et puis si tu prends l'option guide, c'est encore plus directif.
— C'est quoi l'option guide ?
— Là, c'est la totale. On te prend par la main, on te lâche pas.
— Comment ça ?
— Je viens de te le dire. Un guide te prend littéralement par la main et te dit où aller, quand le faire, quoi regarder... C'est comme tout à l'heure pour les spots photos. C'est du prêt-à-marcher.
— Prêt-à-marcher ?
— Tu sais : comme prêt-à-porter ? Ou comme « Prêt À Manger ».
— Si ça continue, on trouvera bientôt des prêt-à-digérer et même des prêt-à-chier... Bref, ça m'emballe moyen. Je veux dire : ça intéresse quelqu'un d'être pris par la main ?
— Évidemment. Il s'agit pas de perdre les gens. Le guide peut même te dire quoi cueillir (dans la limite des stocks disponibles) pour, laisse-moi te lire un extrait de notre argumentaire, apprécier le jeu des étamines et du pistil, la séduction des parfums, l’appel des couleurs harmonieuses éclatantes, l’élaboration du nectar... Et même quoi caresser (nous déclinons toute responsabilité en cas de morsure animale).
— Ah oui, faune et flore, carrément ?
— Et comment !
— Quel genre de plantes et de fleurs ?
— Oh, ce qui ressort comme plantes et fleurs quand on tape "plantes" et "fleurs" dans des banques d'images... Je saurais pas dire le nom. Le graphisme est sous-traité à des agences dans les pays de l'Est pour des questions de budget alors tout est en tchèque.
— Dommage, dénommer les fleurs c’est ralentir le temps, ou le contraindre dans un cycle éternellement muable. Bon, et du côté des sentiers non battus ?
— Faune et flore également mais...
— Mais quoi ?
— Là, c'est sauvage alors faut s'accrocher. Après tout, la Terre est saturée de vie. Rien ne dit que tu ne vas pas tomber sur des ronces, une plante toxique ou carnivore, ou même des chenilles ! Pire encore : les loups, les renards, les sangliers et les ours !
— Attendez, il y a des loups et des ours par ici ?
— Aucun du côté mainstream, en tout cas : c'est strictement encadré. Les animaux sont élevés, soignés et gardés en captivité dans l'illusion de leur habitat. On est plutôt sur des vaches, des moutons, des marmottes. Ou alors hop, au détour d'un chemin forestier soudain la couleur d’un renard à vingt mètres ! C'est de l'observation dans les conditions du réel. Un peu comme dans les zoos où les singes montent sur ta voiture pendant que tu les prends en photo de l'intérieur. Et si tu souffres d'allergies, aucun problème : un autre itinéraire t'emmènera sur la voie sauvage dite de synthèse, avec réplique grandeur nature de la faune. Un mouflon, il suffit de l’emmailloter de silicone pour faire un bon effet de réel.
— Ah, c'est pas exactement ce que j'avais en tête... Mais bon s'il y a des loups et des ours côté pas battu... Je veux dire vous en avez vu des loups et des ours, vous ?
— Pas directement mais enfin rien ne prouve qu'ils n'y soient pas. En fait je suis pas allé très loin. J'y ai marché quelques centaines de mètres et puis je suis revenu, il y a des embranchements et aucune balise pour savoir où aller, alors il faut avancer en se faufilant partout dans les chemins, les brumes, l’aube claire, c'est perturbant. Et puis les bois des arbres sont tout sèveux, ça colle, c'est pas très agréable.
— Nulle sève côté battu ?
— Les arbres sont en mélaminé là-bas : branches et troncs, lignes et feuilles et leurs cent nuances de gris. Inoffensifs, hypoallergéniques et tout le toutim. Et puis au moins côté battu, on est sûr qu'aucun mouton haineux ne nous chargera pendant la balade.
— D'accord mais enfin dans la nature, il doit y avoir des trésors à découvrir. C'est pour ça que je marche, moi.
— Oui, peut-être, c'est possible. Mais enfin, dans la nature sauvage, les trésors, il faut savoir les trouver soi-même.
— Et c'est une mauvaise chose ?
— Disons que c'est pas ce qu'on nous demande. On a une grande responsabilité, tu sais, à tous les niveaux, toute la chaîne montagneuse en dépend. Il y a de moins en moins de marcheurs de nos jours. On ne veut plus trop se fatiguer à marcher, maintenant. Avec tous ces loisirs de synthèse et ces réalités virtuelles... Mais c'est artificiel tout ça, rien ne vaut la vraie rando.
— Mais, pardon hein, la vraie rando, elle est pas à chercher du côté pas battu ?
— Oui, bon, n'exagérons rien, il s'agit pas d'effrayer tout le monde. Si on leur dit ça, plus personne ne voudra marcher de base... Déjà que c'est la crise...
— L’argument ne tient pas debout. Il me semble qu'il y a encore vingt ou trente ans de ça, on pouvait marcher dans la nature, quitte à s'y perdre un peu, et les gens s'y retrouvaient, non ?
— Bien des choses ont changé en vingt ou trente ans. Le secteur de la marche n'est plus le même. Sinistré. Maintenant, les gens ont des simulateurs de marche à domicile. Ils peuvent jouer à Walden sur leur Macintosh. Et puis d'autres loisirs d'extérieur ont pris le relai, genre le parapente ou la slackline. Il y a des nouveaux moyens de transport comme les trottinettes électriques ou les hoverboards pour se déplacer sans même avoir à marcher. Sans parler des sports collectifs hyper marketés comme le Mölkky, qui fait fureur chez les ex-néo-ruraux ayant raté leur retour à la terre et qui sont en voie de réurbanisation. C'est un marché vachement concurrentiel mine de rien.
— Donc vous vous prônez plutôt la randonnée authentique, si je comprends bien.
— Exactement !
— Où on foule un vrai sol, où on cueille de vraies fleurs, où on admire de vrais paysages, où on hume le vrai monde ?
— T'as tout compris. Un vrai sol (recomposé pour s'adapter au confort des marcheurs), de vraies fleurs (sélectionnées et plantées au bon endroit par un paysagiste pour une belle mise en valeur florale), de vrais paysages (aux couleurs automatiquement rehaussées par nos filtres en plexiglas pour de plus belles photos), de vraies senteurs de pin (dispersées le long de nos chemins par drones pour couvrir l'indélicatesse des odeurs corporelles). Une expérience du réel, quoi. Mieux que le bonheur : le bonheur premium.
— Mais alors, ce que je vois n'est pas ce que je vois : le ciel n'est pas le ciel, le nuage n’est pas un nuage... Alors que côté sentier non battu...
— Là, je t'arrête tout de suite. Je ne peux pas te garantir que tu ne vas pas marcher dans une flaque, mon ami, en allant par là-bas. Ou dans des déjections animales. Quant à cueillir des baies sauvages, oublie tout de suite : les renards ont pu uriner dessus. L'urine des rats propage la bactérie mangeuse de chair, tu sais.
— Comme on dit aujourd’hui : j’avoue. On peut cueillir des baies côté battu ?
— Et comment ! Fruits rouges importés d'Amérique du Sud. Des myrtilles grosses comme des pièces d'un euro !
— Je ne dis pas que c'est pas tentant mais...
— Mais quoi ?
— Je ne sais pas, ça ne manque pas un peu de charme ? De poésie ?
— Non mais les gens, ils veulent pas ça.
— Non ?
— Non. Ce que tu décris, c'est de la randonnée trop randonnée. Quand ils randonnent, les gens veulent oublier qu'ils sont en train de randonner. Ils veulent de la soft-randonnée. Ils veulent voir clairement où ils mettent les pieds, que ce soit accessible.
— Vous croyez que c'est ce qu'ils veulent ou alors c'est vous qui décidez que c'est ce qu'ils vont vouloir ?
— Ils veulent être rassurés, c'est tout. Ils veulent être bien. Ils veulent oublier les tracas du quotidien. La vie est dure, merde ! Ils ont pas envie de se retrouver à pétaouchnock pendant leur week-end à ne pas savoir si une averse ne va pas se déclencher en plein milieu de la balade (toiture télescopique imitation ciel bleu pour te prémunir des aléas de la météo, côté sentier battu, je te ferais dire) ! Ils ne veulent pas tomber nez à nez avec une couleuvre ou un campement de migrants installés illégalement dans la forêt (ça les déprime déjà suffisamment toutes les semaines à la télé). On peut les comprendre, non ? Les gens, ils ne veulent pas voir, ils veulent qu'on leur montre. C'est plus confortable. Ils veulent pouvoir dire le lundi matin aux amis, aux collègues, aux proches : "j'ai fait une belle balade ce week-end. Et tu sais quoi ? C'était une grande balade."
— Oui, je vois que ça figure sur le bandeau promotionnel que vous avez affiché là, "une grande balade", suivi d'un point d'exclamation.
— Exactement. N'est-ce pas ce à quoi on est en droit de s'attendre quand on recherche un beau moment à vivre et à partager, un peu d'accompagnement, un peu de confort ?
— J'imagine que oui.
— Et comme il y a les grandes balades, il y a les grands marcheurs. Ceux-là sont particulièrement en voie d'extinction, mais il en reste. Il faut les bichonner.
— C'est quoi des grands marcheurs ?
— On estime que les grands marcheurs font au moins vingt randonnées par an. C'est énorme.
— Ah oui quand même ! Enfin... si on réfléchit ça fait moins de deux par mois, non ? Ça me paraît peu.
— À l'ère des loisirs technologiques et du patin à roulettes, des musées virtuels et de la neige artificielle, laisse-moi te dire que c'est beaucoup. D'ailleurs je ne laisse pas les petits marcheurs s'approcher des sentiers non battus, c'est beaucoup trop exigeant pour eux. Exigeant n'est peut-être pas le mot, on ne comprend pas qui exige quoi et à qui... Disons que c'est complexe. Je préfère être prudent avec eux. Je suis quelqu'un de responsable.
— Pourquoi ça ?
— Eh bien ils risqueraient tout simplement de faire des découvertes qu'ils ne seraient pas prêts d'oublier. Et ça, crois-moi, il vaut mieux éviter que ça arrive. C'est plus sûr.
— Ah bon...
— Mais oui. Et c'est un coup à ce qu'ils se retrouvent à chercher un refuge au fond des forêts ou dans des grottes inaccessibles une fois la nuit tombée. L'idée, c'est quand même qu'une fois revenu de leur balade, ils repassent nous voir le mois d'après pour en faire une autre, pas rien qu'ils s'entêtent à refaire la même plusieurs fois pour bien situer ce qu'ils font et où ils vont... Alors du coup, qu'est-ce que ce sera pour toi, le grand marcheur ? Il va falloir te décider. Cueille le jour, quoi ! Où est-ce que tu préfères aller ? Du côté des sentiers battus, ou bien hors des sentiers battus ?
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Revue de presse
L'Enfant poisson-chat
Un “river-movie” et roman de formation aquatique et libidinal.
Ce texte intrigue, à la fois par sa polyphonie très bien ficelée, et l’histoire qu’il déploie sous les signes de l’intertextualité, du mystère et de la sensualité.
Le langage comme douce érosion différentielle par laquelle l'auteur transmet sa vision d'un monde diffracté, qui sculpte et polit l'absence. Une poésie d'un quotidien merveilleux, des vies au conditionnel, l'espace vécu, intime et fictionnel.