[REVUE DE PRESSE] Les Présents : restituer le merveilleux du quotidien (La Viduité) 17 septembre 2020 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : antonin crenn, la viduité, les présents
Merci à La Viduité pour cette belle chronique à retrouver ici-même !
Pourquoi pas un pont vers le passé, vers les présences potentielles. Dans sa langue de douceur, délicate à broder à partir de ce qui n’est jamais trop connu, l’amour et l’amitié, Antonin Crenn dessine une nouvelle déambulation où sa très sensible appréhension du décor devient visage attendrie de la perte, possible consolation temporelle. Laissez-vous prendre à la musique, faussement naïve, des dérivations fictives des Présents.
Il est un vrai plaisir à retrouver Antonin Crenn pour son second roman. Peut-être serait-ce une profitable fausse piste, une de celle à laquelle s’abandonne Théo (le narrateur des Présents), que d’envisager toute la continuité entre ce roman et son précédent L’épaisseur du trait. Il me paraît plus signifiant de souligner à quel point, de livre en livre, Antonin Crenn devient un promeneur de Paris. Un romancier s’empare d’un décor, en fait fiction par sa prise de distance avec sa prétendue réalité présente. Antonin Crenn arpente inlassablement le XX arrondissement parisien. On retrouve, outre la passion du plan qui animait L’épaisseur du trait et son passage Reully, une indéniable capacité à transmuer ce décor en spéculation. Les immeubles dits haussmanniens deviennent non tant miroir de ce promeneur solitaire au milieu des foules que reflets distanciés de ceux qui auraient pu y vivre. Ou comme le dit le narrateur : « j’aime vivre parce que c’est facile de s’en échapper. » Dans ce roman de l’extériorité (Théo reste un promeneur, Antonin Crenn situe toute son action dans le mouvement, jamais dans les intérieurs), le décor reste ce qui délicieusement échappe, l’endroit de la confusion possible, heureuse peut-être, des souvenirs et de leur dérivatif.
Parfois, une trappe s’ouvre dans le décor du quotidien.
Le présent se serait peut-être de restituer le merveilleux du quotidien, de montrer tout ce qui nous échappe. Tout commence par un revenant, par un nom qui manque pour permettre au souvenir de vagabonder. Théo retrouve un ami, sans se souvenir de son nom, cette forte camaraderie servira de trame au roman. On a beaucoup aimé les filiations imaginaires que Les présents lui invente. Insidieusement, Antonin Crenn en fait une façon de résister à l’absence, non de la compenser mais plutôt de lui inventer des dérivations. Nos présents sont aussi tout ce que nos amis auraient pu devenir. Assez touché aussi par cette mémoire des luttes qui va réactiver, sous la lacrymo, les noyades de notre présent. Même si cela est totalement anecdotique, confions avoir été ému par la comparaison : « comme un pavé dans la gueule d’un flic. » On pensait naïvement connaître la seule personne qui l’employait pour répondre à l’imbécile question du comment ça va ?
Les non dupes errent comme s’amusait Lacan. Antonin Crenn, dans ce qu’il faut bien deviner hantise autobiographique, dessine une autre présence du père. S’en suit une enquête rêveuse et mélancolique. La réalité comme supposition ; l’autre nom du roman. Dans un tissu verbal serré, Antonin Crenn montre alors (ou plutôt suggère) comme les présences qui animent nos vies ne sont peut-être que la somme, et la confusion, de nos disparus. S’en suit une enquête par litote. Dans l’entretien qu’il a bien voulu m’accorder, Lucien Raphmaj soulignait l’importance d’une résistance de la douceur. L’adjectif, son projet aussi, qualifie bien la familière étrangeté des Présents. Noyade et naufrage, l’omniprésence de l’élément liquide commande, pour ainsi dire, la présence d’un pont. On aura nos viaducs et autres ponts suspendus. Le vrai cadeau des Présents c’est le pont du langage, cet « éternisement du temps (encore un mot qui mériterait d’exister. » Quand l’inadéquation invente des identifications. Qui sait quel fantôme on va retrouver ? Dans un village en forme ce cœur, Théo trouve les traces d’un autre ancêtre. Les disparus s’écrivent au masculin dans ce roman où tendresse et attraction sont ingrédients nécessaires de l’incarnation. Avec ce hasard que sans doute seule la vérité du langage autorise, un des ancêtres de Théo aurait disparu, de s’être mis à la place d’autrui, sur le Pourquoi pas ? le bateau de Charcot. On aime ne plus savoir ce que cherche Théo (lui-même ?), on aime la densité attendrie des suppositions, des superpositions, conditionnel et autres projections où l’absence, non sans une douce mélancolie, est magnifiée.