Carnet de bord 2020, semaine 29 19 juillet 2020 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : , , , , , , ,

publie.net, le feuilleton, à retrouver chaque semaine, par GV

lundi

 

Par hasard, je trouve chez Bergounioux, qui lui-même le trouve chez Faulkner, la littérature inquiète chère à Benoît Vincent. Voilà ce qu'il (Bergounioux) dit de l'un (Faulkner) que l'on pourrait tout à fait retrouver chez l'autre (Vincent) quand des étudiants l'interrogent sur la valeur symbolique de tel passage ou tel personnage  :

Il répondra simplement qu'il est "trop occupé à peindre des êtres et n'a pas le temps de s'occuper de style". L'inquiétude, née de l'urgence, où sont les êtres qu'il évoque, a retourné la relation distante, déformante que l'écrivain leur avait imposée, au commencement, pour les représenter. La vérité mouvante, dévorante du monde extérieur a infiltré le réduit où il écrit. (Jusqu'à Faulkner, Gallimard, P. 130)

Faulkner, dit toujours Bergounioux, accorde une place équitable au rat : "il habite notre maison sans payer d'impôts, mange ce que nous mangeons sans nous aider à le faire pousser". Or le rat (ou du moins le rongeur) tient une place importante dans le livre d'Ahmed Slama, Marche-frontière, que nous publierons au printemps prochain. S'il est un roman inquiet parmi nos prochaines parutions, c'est bien celui-là. Et c'est sur lui que je travaille ce matin. J'essaye un moment de m'appuyer sur la citation de Faulkner pour me lancer dans la quatrième de couverture que j'enverrai dans le courant de la journée, en vain. Il faut partir d'autre chose. Ici encore, c'est (aussi) une question d'extraits. J'en ai isolé six. À la fin du processus mental qui ne me conduit ni plus ni moins qu'à fixer le texte pendant de longues minutes sans rien faire, il n'en restera plus qu'un. Il n'a pas besoin d'être long. Une petite phrase (deux) suffi(sen)t :

On en était au basculement, à ce lieu – Avignon –, ce temps – avant la perte administrative des papiers – où l’on attend – quoi faire sinon ? – l’échéance. Le passage inexorable vers la clandestinité.

 

mardi

Voilà que j'échange avec quelqu'un (mais qui ?) sur les petites pratiques un peu crades et tristes qui peuvent avoir lieu dans l'édition, et notamment dans l'édition indépendante (spoiler alert : cela tourne essentiellement autour de problèmes de contrats et/ou de rémunération, mais aussi d'une façon de considérer les autrices et les auteurs de façon, c'est dit, féodale). Puis je reprends mon travail entamé hier sur les manuscrits en souffrance. Si je réponds aux personnes qui nous en envoient (ça me paraît être la base mais enfin tout le monde ne le fait pas) j'ai bien conscience que c'est, pour moi, le plus souvent du temps perdu. Ce n'est donc pas la partie de mon emploi du temps la plus efficace, ou que je rentabilise le mieux pour parler comme les requins (marteaux) de la Start up Nation. Je me retrouve d'ailleurs bien souvent à traiter les manuscrits à des moments hors zone : soir, week-end, ou comme ici fête nationale, défilé, discours présidentiel et tout le tralala (non). C'est bien que je réalise plus ou moins consciemment (et ce Carnet de bord est là aussi pour m'aider à le matérialiser) que ce temps-là n'est pas clair. Comme si je considérais que cette activité-là était en plus, et pas centrale au quotidien. Pourtant elle l'est. Je veux dire, dans les faits, ce travail-là est utile 4 ou 5 % des fois. Guère plus. De fait, la plupart des textes que l'on a publiés récemment, ou que l'on s'apprête à publier dans les prochains mois, sont soit des textes d'autrices et d'auteurs de la maison, soit des textes recommandés et transmis par des proches de nos cercles, soit des textes que nous sommes allés chercher comme Sarkozy en son temps la croissance (mais avec plus de succès) : avec les dents. La proportion de manuscrits reçus par la Poste est donc faible (d'autant qu'on ne reçoit rien par la Poste). Que faire ? Pour commencer, écrire à une autrice dont le texte nous a beaucoup touché pour le publier l'an prochain, en espérant qu'elle ne soit pas déjà engagée ailleurs. J'ai tardé à lui répondre, pour les raisons que j'ai essayé d'exposer ici, il n'est donc pas improbable d'imaginer que ce texte singulier, qui nous correspond parfaitement bien, ait déjà trouvé preneur. Du reste, c'est déjà arrivé (et en réalité c'est précisément ce qui va se produire ici). Et c'est bien de ma faute. J'ai envie de dire : tant que le texte existe quelque part, et que cette prise de contact peut nous ouvrir à de futures collaborations, je suis en paix avec cette idée. Mais cela m'amène à me questionner sur mes pratiques, et mes priorités, tout de même. Et surtout, surtout, ne pas se laisser décourager par des choses qui agacent. Ce manuscrit de 20Mo qui met mille ans à se charger. Cette première phrase de roman qui comporte déjà quatre fautes grossières. Cette signature qui indique en gras Ancien élève de l'école normale supérieure. Ou cette réaction à mon message qui pourrait expliquer tout de suite pourquoi de nombreux éditeurs ne font plus l'effort de s'embarrasser d'aucun retour : M'étant un peu mieux informé de votre ligne éditoriale, il n'est pas étonnant que vous n'ayez rien capté... Là, la personne s'excuse d'avoir usé de notre temps et reconnaît de l'aigreur. Du reste, ça ne m'empêchera pas de dormir la nuit. Mais quelque chose cloche quelque part.

mercredi

Nous revoilà à faire des rapports et à plonger dans des tableaux excel, comme chaque début de mois, sauf que là on est le 15. Voilà ce que j'écris à l'équipe en préambule : Le rapport du mois précédent intervient de plus en plus tard : j'ai bon espoir que d'ici la fin de l'année je parvienne à vous envoyer le rapport du mois précédent le premier du mois suivant, ce qui constituerait une performance temporelle édifiante. Avant de revenir à L'amitié des voix (pendant que Roxane se bat en duel avec les epub des deux premiers tomes de la Littérature inquiète) pour entériner des corrections, supprimer des commentaires, vérifier quelques ultimes trucs (contrôle F clair insecte instantané) et voir revenir des corrections déjà faites pourtant il y a une ou deux semaines : c'est la mise en exposant des e qui a sauté. Refaire donc. C'est la vie. Ce n'est pas la vie : la Fnac ne commande plus rien mais retourne. Dommage que nous ne soyons pas reconvertis comme eux dans les aspirateurs.

jeudi

Chaque année, au même moment de l'été, l'une des centrales d'abonnement pour bibliothèques et collectivités me contacte pour la même chose. Chaque mois je dépose sur leur FTP un excel contenant la liste de nos titres mis à jour avec les dernières nouveautés. C'est, en soi, relou, car non automatisé (ils feraient tout aussi bien d'aspirer un flux distributeur) ; mais soit. Et chaque année en juillet, nous n'avons pas de nouveautés car nous ne publions pas ce mois-là. Et chaque année, on me relance amicalement (ou pas d'ailleurs) afin de mettre à jour la liste. Je réponds donc chaque année : nous n'avons pas de nouveautés en juillet donc la liste reste à jour bien que non mise à (ou quelque chose du genre). Ça ne devrait pas m'agacer mais si. Ça fait partie de ces petites choses qui ont tendance à t'indiquer que rien ne change jamais, et que la même journée se répète indéfiniment. Mais pas cette année. Cette année, je me suis dit : je vais être plus malin. Je vais déposer le même fichier sur leur FTP, ça ne servira donc à rien, si ce n'est indiquer une date de mise à jour en juillet et pas en juin. Comme ça, leur algo ne se déclenchera pas, et ils me ficheront la paix. C'est lumineux. C'est diablement intelligent quand même. Et je dois ressentir ce que ressentent ce matin les hackers qui ont piraté tous ces comptes Twitter de personnalités (Obama, Biden, Apple et compagnie) : bien ouej Guillaume, t'as inventé l'eau tiède. Il nous en faut peu quand même. L'après-midi, pendant que Julie reprend sa tournée téléphonique pour les relances de la rentrée, c'est rendez-vous virtuel avec Vladimir au dépôt légal du livre numérique pour le dépôt de juillet, qui est en fait le dépôt de juin, avant le dépôt d'août qui, lui, aura lieu en septembre. Mais tout va bien. On surfe sur le temps tout en injectant des zip et des MD5 dans un FTP quelque part, avant de retourner dans le texte pour relire un livre qui comporte la phrase Je n’ai jamais été autant embrassé de ma vie dans un restaurant grec.

vendredi

Après avoir hésité sur quatre extraits pour la quatrième de La comédie urbaine (cf. l'épisode précédent) voilà que j'en trouve un cinquième plus fort encore en relisant le texte maquetté par Roxane. Le voici :

Il n’y a pas pire que des poètes remontés.
C’est toujours eux les premiers sur les barricades.
Ils ne s’interrogent pas, les poètes.
Ils foncent.

Ce sera ça a priori. À moins qu'un sixième s'impose ? We'll see. En attendant, c'est déjà le moment de recevoir les épreuves papier du prochain recueil de Christophe Esnault à paraître en novembre dans L'esquif. De quoi nous donner quelques envies d'eau douce.