Carnet de bord 2020, semaine 21 24 mai 2020 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : André des ombres, anne savelli, Claire Dutrait, Danielle Carlès, Hédi Cherchour, Horace, Lou Sarabadzic, philippe aigrain
publie.net, le feuilleton, à retrouver chaque semaine, par GV.
lundi
Avant de relire les Odes et le Chant séculaire d'Horace pour le deuxième tome des Œuvres complètes, l'introduction de leur traductrice, Danielle Carlès, est pour le moins éclairante. Je veux dire, ça nous éclaire sur Horace, certes, mais aussi sur sa propre vision de lui, son travail de traduction, et ça nous éclaire sur notre propre place dans ce monde en cette période étrange qui est la nôtre :
Puisqu’il faut mourir, vivons, vivons notre vie, une vie que n’infecte pas la peur de la mort. Ne soyons pas dupe du temps qui se dérobe et nous dérobe à nous-même, dans le désir vain, les calculs illusoires et mensongers, l’obsession d’amasser et de consommer. Le bonheur, quand il s’offre, ne ratons pas de le cueillir.
Quel contraste avec cette recherche de pistes presse pour Notre vie n'est que mouvement où, sous prétexte de vouloir débusquer des journalistes ou critiques qui s'intéressent à Montaigne, tu passes ton temps à tomber sur des articles traitant de l'Institut Montaigne, qui propose ni plus ni moins que de supprimer des congés payés aux gens, et de les remettre au boulot fissa.
mardi
Livre numérique, grand gagnant du confinement ? Encore un. Encore un article de la presse mainstream (en l'occurrence le JDD) qui réduit le livre et la littérature à une analyse de marché (quand c'est un gros mot, c'est en italique) et qui fait d'une question culturelle une banale équation de compétition sportive, à base de récit simpliste où il y a nécessairement un gagnant, et un (voire des) perdants, et le reste du monde qui assiste à ces échanges en bougeant la tête de la droite vers la gauche et inversement, comme à Roland Garros. Il est vrai que les activités sportives sont en berne : plus de matchs de foot sur lesquels gloser indéfiniment, plus de courses cyclistes et/ou de chevaux, plus de basket, plus de rugby, plus de Roland Garros justement. Bref, il faut bien reporter nos envies de compétitivité (bis) dans d'autres champs : depuis quelques années, bien sûr, sur l'économie dans toute sa splendeur. Depuis le début du confinement et après (puisque nous vivons l'après, semble-t-il) : sur ce qu'il reste de miettes d'actualité à picorer, à savoir les industries culturelles et l'éducation. Quant à moi, je dois, pour accéder à un lien de contact ou un mail générique sur un média en ligne à contacter, en passer par la case Captcha, ces petits dispositifs censés prouver au monde (et, qui sait, vous prouver à vous-même) que vous n'êtes pas une machine. Me voilà donc à cliquer pendant un certain temps sur des images de passages piétons et de voitures dans des rues américaines. Quel que soit le moment que vous choisirez pour lire ces lignes, que ce soit dès ce dimanche lors de la mise en ligne, ou plusieurs jours plus tard, ou plusieurs années même pour faire de l'archéologie du carnet de bord, dites-vous bien que je suis encore là, devant mon écran, à cliquer sur mes voitures et mes passages piétons en ce moment même, car c'est sans fin ces trucs. C'est devenu nos vies.
mercredi
Une histoire de colis. Au pluriel, même si ça ne se voit pas. D'abord, c'est une épreuve du catalogue envoyée par l'imprimeur à l'adresse de facturation à Montpellier et non à Paris. Roxane fait des pieds et des mains au téléphone pour piloter le livreur DHL entre trois adresses, il y a des hiatus et des quiproquos, c'est le stress, Roxane promet au livreur ni plus ni moins que la vie éternelle et, ouf, l'épreuve finit livrée à un endroit à peu près safe, derrière une grille. Voilà pour l'acte I. Pendant ce temps, avec Julie on essaye d'organiser un calendrier cohérent pour l'effort de promotion de la rentrée (oui c'est déjà la rentrée), et on revoie ensemble un texte à adresser aux libraires avec notre catalogue bifide cette année (une version présente, et une version sororale). Alors bon on pinaille sur des mots, c'est genre tu crois que c'est clair si on présente les choses comme ça ? ou alors est-ce que ça ce n'est pas plutôt le message qu'on veut faire passer mais sans le dire frontalement, plutôt ? ou encore là, ça pourrait prêter à confusion. Bref, on peaufine. Suite à quoi c'est l'océan des emails : ceux qu'on envoie, ceux qu'on reçoit, et je suis si lent à en écrire un, que le temps d'écrire cet un, il en vient trois en parallèle. Inutile d'expliquer ici en quoi ce n'est pas une façon très rentable (sic) de gérer mon espace-temps. D'espace, il en sera question justement dans mes échanges concernant les SP (numériques principalement, on est t toujours dans cette phase d'envois postaux indécis) des Oloés, et alors là il convient d'inviter journalistes, chroniqueurs, auteurs, sympathisant à la mouvance oloé, à éprouver l'espace d'un livre rare, paru aujourd'hui, qui est, comme chacun sait, plus grand à l'intérieur (qu'à l'extérieur).
Avant la fin de la journée, c'est le moment venu pour notre Acte II des colis : une livraison Chronopost intevenue informatiquement, mais pas dans la vie. Je veux dire le colis est noté livré mais de colis, dans l'espace du réel, point. Après enquête sur place (masquée, sans doute), le colis apparaît : il était donc littéralement à la fois ici et là.
jeudi
Lorsque j'ai reçu il y a trois ou quatre jours ce colis avec les cartes postales que nous avons fait imprimer pour la parution de Sœur(s) et des Présents à la rentrée, j'ai fait ce que je fais souvent : je l'ai posé dans un coin et je me suis dit je l'ouvrirai plus tard. Et, bien sûr, j'ai oublié. Jusqu'à ce matin donc, où je l'ouvre, tout en écoutant François Bon dire, dans sa vidéo du jour, entre autres la phrase est-ce que la littérature est compatible avec les bonnes intentions ? et je me garderais bien d'essayer de répondre à cette question dans ce carnet de bord (ou bien, qui sait, j'essaye inlassablement, chaque semaine, dans ce carnet, d'y répondre sans jamais commencer à y parvenir ; mais c'est cela écrire, échouer pas mal). Je ne sais pas si les auteur.e.s des manuscrits que je lis aujourd'hui ont eu le sentiment d'échouer ou de réussir dans leur entreprise d'écrire quelque chose, et après tout ce n'est pas à moi de le dire. Tout ce que je peux, pour commencer, me dire à moi-même avant que de le dire à eux (ou à elles), c'est s'il se trouve une voix quelque part et, si oui, est-ce celle que je recherche ? J'ai envie de dire, je recherche des voix qu'il ne me viendrait même pas à l'esprit de chercher, rarement des que je cherche sciemment. Voilà comment est née, sans doute, avant que d'être des livres, l'envie de faire des livres des manuscrits d'Hédi Cherchour, d'Antonin Crenn ou de Claire Dutrait (pour ne parler que ceux dont je ne connaissais pas le travail avant de les lire, liste non exhaustive comme on dit). Quand je ne cherche pas ce que je cherche, donc, je trouve, et quand je trouve ce que je cherche, je chipote. C'est que, parfois, la voix que je lis n'est pas la voix de l'auteur.e, c'est un agglomérat de voix lues (comme tout le monde, quelque part) assaisonnées à diverses épices du type ce qu'on suppose qu'on attend de moi à la lecture. C'est probablement la raison pour laquelle tant de manuscrits se ressemblent : dans les thèmes, dans les sujets, dans les postures, dans les esthétiques et, plus embêtant, dans les voix. Alors parfois se dire oui, c'est bien construit, ça fonctionne, c'est cohérent, et ça pourrait parler à bien des lecteurs. Mais j'ai déjà lu ça dix fois déjà depuis le début de l'année. Fort heureusement, c'est parfois plus facile de trancher, et voici ce que j'ai écrit sur ce texte versé sur la scatologie il y a quelque temps, dont je reprends le compte-rendu aujourd'hui : le problème, c'est que c'est incompréhensible.
vendredi
Suite et fin des relectures d'Horace : délirer est doux par moment, écrit-il. Et pendant que Les Atlantes et Notre vie n'est que mouvement repassent en production côté imprimeur après nos dernières (et ultimes) corrections, prendre aussi un moment pour écouter cet échange entre Benoît Virot et Eric Dumas dans le podcast Des mots en boîte pour Actualitté. Bien que ne recouvrant pas toujours les mêmes problématiques que nous rencontrons nous comme éditeur auto-diffusé, il est assez éloquent quant aux difficultés rencontrées par les indépendants au sens large (éditeurs, libraires) dans le monde du livre actuel, et au fait que la crise actuelle ne fait en réalité que mettre en lumière une série de dérèglements structurels qui enrouillent la chaîne (sic) du livre depuis des années :