Carnet de bord 2020, semaine 20 17 mai 2020 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : antonin crenn, Benoît Vincent, christophe grossi, Maurice Maeterlinck, Pierre Senges, Quentin Leclerc, Xavier Briend
publie.net, le feuilleton, à retrouver chaque semaine, par GV.
lundi
Voilà, ça y est, on déconfine ! En vrai, ça ne change rien. Ou presque rien. Les libraires rouvrent cette semaine. Bien malin celui qui saura prédire comment a reprise s'appliquera, et comment va être géré ce gap de deux mois dans les commandes et dans les parutions. Le futur du (monde du) livre, Benoît Vincent l'évoque à un moment de sa Littérature inquiète. Avant-goût :
Imaginez un magazine intitulé Le Monde d’Après le Livre.
Imaginez un magazine qui s’intitule Pas un écrivain. Pas de Livre Hebdo. Le Magazine Pas Littéraire.
Nous y sommes presque. On peut donc très bien l'imaginer. Mais aussi tâcher, pour commencer, de faire vivre les livres parus juste avant le début du confinement, puis ceux qui paraissent maintenant. Mais concrètement, pour nous qui travaillons déjà de façon éclatée dans l'hexagone, et à distance, pas de changement en vue. Pas de métros bondés dans lesquels se faire une place, et qui semblent susciter l'émotion ce matin : "c'est vraiment dommage", déclare notre ministre de la Santé. C'est dommage est sans doute le nouveau "je m'en lave les mains", et je repense à ce passage d'Ambiance garantie de Xavier Briend qui parodie une célèbre chanson à la mode chez les adolescents il y a encore peu (mais c'est vrai qu'il s'agissait d'un temps antérieur au covid, cela semble une éternité). L'air est connu, et la suite du passage à retrouver dans le livre :
Dans le salon, les lumières multicolores glissent sur les murs au rythme de la musique, dans le salon, la joie et bonne humeur s’épanchent partout « malgré les difficultés de la vie ». On danse, on danse, avec insouciance, on danse joyeusement sur « nos peurs et nos malaises ». Et voilà qu’une nouvelle chanson raconte qu’un certain Nathan prend le bus tous les matins, qu’il voit une fille, qu’il reconnaît son doux parfum, qu’il espère, qu’il ressent ce qu’on appelle l’amour mais Nathan est timide, si timide, timide comme elle est belle, si belle qu’il est intimidé, si intimidé qu’il reste chaque jour collé au fond de son siège. Aujourd’hui, elle le regarde, elle lui sourit mais elle est descendue. Depuis ce jour, il ne l’a jamais revue. Jamais. Et tout le monde chante qu’il aurait dû y aller, il aurait dû le faire, crois-moi. Ah c’est dommage, comme c’est dommage.
mardi
Pour des raisons extérieures à ma volonté, voilà que je dois réinstaller une solution web pour gérer l'émission de nos notices unimarc aux bibliothèques, et il serait trop long d'expliquer pourquoi (long story short : c'est de ma faute). Voilà pourquoi je me retrouve, pendant que Roxane termine de coder l'epub de L'intelligence des fleurs (en attendant que nous enchaînions sur la suite du cycle Maeterlinck) et que Manon embraye la deuxième vague des emails aux auteurs relatifs aux droits, à refaire en mai ce que j'ai déjà fait en septembre. Sauf que pour réinstaller tout ça, je dois consulter toutes les notes que j'ai prises à l'époque car bien sûr en huit mois, j'ai complètement oublié comment j'avais fait quoi à la base (c'est un module d'installation chelou). J'ai donc le sentiment non seulement de me parler à moi-même, mais en plus de ne pas me comprendre, et, que ce soit comme élève ou comme prof, selon comment je parviens à me placer face à moi entre ces deux temporalités, je dois dire que je me trouve bien piètre.
mercredi
Fin de la relecture de la Littérature inquiète, de Benoît Vincent, dans sa version maquettée par Roxane la semaine dernière, en PDF donc et hors du manuscrit. Il y a ce passage, qui cite lui-même un extrait de l'excellent Fragments de Lichtenberg, de Pierre Senges, paru il y a une bonne dizaine d'années chez Verticales, qui résonne particulièrement avec un fragment des Relevés de Quentin Lelclerc mis en ligne il y a quelques jours, et je ne résiste pas à l'envie de les citer tous deux côte à côte :
L’un des lichtenbergiens, Zoltán Kiforgat, prononce un magnifique éloge de l’interprétation, de la glose, de la relecture, et ce passage nous paraît fondamental :
Sa relecture n’est pas la reconsultation professorale, elle est plus humaine, plus sensuelle, plus lâche aussi, elle a quelque chose de la manie, de l’addiction, du remords, de la régression, de l’insistance […] Zoltán Kiforgat conclut de cette façon, avant de céder la place à un ventriloque ; nous devons adopter la relecture, la relecture comme remords, pour corriger la lecture précédente ou du moins tenter de mieux faire, en espérant éprouver une seule fois sur une ligne de texte ce que signifie être un lecteur.*
Aujourd'hui, notre sentiment est que les romans sont beaucoup faits pour être lus une seule fois : style outrageusement singulier (« trouver sa voix » devient surtout manière de la forcer à l'extrême), intrigue qui s'épuise d'emblée, visions redites du même présent ou du même futur. Le livre lu, on le repose, on l'oublie, on s'en débarrasse, la soupe est bue, le prix payé.
Le choc littéraire omniprésent, je crois, dit bien cela, qui veut une fracture dans l'ennui, mais à ce point monumentale qu'à peine refermée elle nous replonge déjà dans l'indifférence. Il nous faut des chocs prolongés, des chocs patients, des failles qui comme celle de San Andreas sont une perpétuelle menace.
Imaginer d'« audacieux » principes stylistiques n'est plus tellement un enjeu, un défi, tant désormais tout le monde publie partout ; mais à imaginer comment un texte travaille dans le temps, il y a sans doute la clé qui pourra contrer du même coup la fadeur contemporaine et la surproduction éditoriale.
Relire : c'est souvent un souci, au moment de sélectionner un texte. Va-t-on déjà épuiser, soi, sa profondeur en s'investissant avec l'auteur dans X séances de lectures et de relectures ? En un mot, va-t-on se lasser avant même que le livre paraisse ? Non bien sûr (je veux dire, si on a bien fait son boulot en amont) : il y a toujours de nouvelles choses à découvrir, et on continue d'apprendre d'un texte même après l'avoir lu X fois. C'est ce qui nous encourage dans notre choix initial : bien sûr qu'il fallait publier ce livre.
jeudi
Mon point téléphonique hebdomadaire avec Julie s'est mué en prise de pouls de la réouverture des librairies. Ce dont nous discutons correspond bien à ce que j'ai pu voir ici et là sur les réseaux (côté libraires, mais aussi côté clients) : un pic de fréquentation en début de semaine, avec des lecteurs en mal de lecture qui ont rattrapé deux mois sans avoir acheté de livres (c'est noël), et puis un retour progressif à la normale, sauf que la normale ici est complexifiée par les conditions d'accueil et de circulation dans le magasin. Voir par ailleurs le vital journal viral numéro 99 de Christophe Grossi sur ce point :
Il faut savoir aussi que beaucoup de libraires seront au chômage. Imaginez une librairie qui habituellement accueille une centaine de personnes par jour. Là, elle ne pourra recevoir que 3 ou 4 personnes en même temps dans le magasin. Si une dizaine de salariés sont présents habituellement, là ils seront beaucoup moins.
Beaucoup d'achats de classiques : soit que le temps retrouvé du confinement ait favorisé des lectures qui autrement ne seraient pas rentrées dans le tempo de la vie active, soit qu'on se soit rendu compte soudain que les coups marketings et éditoriaux et les sélections de prix littéraires, on pouvait s'en passer (je crois que je rêve un peu). Peu de disponibilité à l'égard des éditeurs, des chargés de relations libraires ou des diffuseurs pour prendre contact ou promouvoir un catalogue, on pouvait s'y attendre, et dans ce contexte c'est bien normal. Du coup, on ne sait pas réellement sur quel pied danser, et on se regarde les uns les autres. On peut alors regarder les retours d'Antonin Crenn après sa relecture des épreuves des Présents, qui fait dans la dystopie éditoriale pandémique (voilà qui nous redonne le sourire):
Bon, j'ai été obligé de changer pas mal de trucs dans Les présents, pour tenir compte du contexte que vous savez. Je vais supprimer complètement le chapitre 10, dans lequel Théo embrasse des inconnus dans la rue, car j'ai trop peur qu'on m'accuse d'encourager la jeunesse à enfreindre les gestes barrières. Puis, je vais réécrire le chapitre 11, celui du métro : Théo se prend une amende parce qu'il n'a pas de masque, et la scène servira d'annonce au déferlement policier du dernier chapitre. Enfin, les chapitres 14 à 18 sont entièrement réécrits. Théo ne prend plus le train : il passe son permis de conduire et se rend à Rambouillet (la Bretagne étant située au-delà du rayon de 100 kilomètres, il faut l'oublier). J'espère que ça vous conviendra ?
vendredi
Comme on a l'inconscient très renseigné, on rêve qu'on est à la Comédie du livre. L'édition de cette année aurait dû se tenir ce week-end, et commencer aujourd'hui. Dans le rêve, c'était une Comédie éclatée, dans plein de petits endroits de la ville. Une Comédie distanciée peut-être ? On ne saura pas. Mais du coup, on y pense. On n'en parle pas beaucoup dans la presse et ailleurs mais au même titre que la vente des livres sur les tables des libraires, l'annulation des salons et l'impossibilité de tenir des rencontres ou des évènements avec du public est un gros poids sur les épaules (et un gros trou dans les budgets) des éditeurs indépendants. En mai 2019 20% du chiffre d'affaire était relié, de près ou de loin (en vente directe sur notre stand ou via la librairie Sauramps) à la Comédie. Le tout en seulement trois jours de présence (deux plus un en réalité, tant, comme souvent, le vendredi est anecdotique). Que faire contre ça ? Imaginer des salons distanciés paraît délicat. Quant aux rencontres virtuelles, par visio interposées, comment vend-on alors ?
Une autre chose me revient en tête. L'an dernier, pendant l'une des nombreuses signatures d'auteurs sur un stand voisin, j'ai commencé à discuter avec l'un d'entre eux. Il me disait son désarroi ou son malaise à devoir entendre son éditrice, juste à côté de lui, présenter son livre à d'éventuels lecteurs, et le faire en sa présence. Son livre, disait-il, c'était tellement plus que ça. Somme toute, son livre en était réduit au mieux à une accroche de résumé, au pire à un argumentaire commercial. Il continuait : il faudrait que les auteurs aient leur mot à dire sur la façon dont leur livre est présenté au public. Le problème, c'est que publier un livre quelque part, c'est accepter toute une série de choses pour que son livre finisse par paraître : qu'il soit réduit à la forme d'un objet, pour commencer. Qu'il soit réduit à un titre, une couverture, une quatrième de couverture, des mots clés. Qu'on en fasse un produit, quoi. Si on ne veut pas se laisser réduire, peut-être convient-il de garder sa liberté, et de publier soi-même (en auto-édition, en se lançant dans l'aventure de la micro-édition, en le proposant sur le web) ? Même là, on s'en remettra nécessairement à autrui pour lire ; et pour lire, autrui réduira le livre à une autre image (ou mirage) qu'on aura voulu lui donner. En plus de ces livres qui peuvent se relire encore et encore pour délivrer encore de nouvelles façons de les appréhender, ou de ces livres inquiets dont parle Benoît dans son essai, il faut peut-être chercher la littérature dans les livres qui, bien que réduits à un moment donné à la forme d'un produit, refusent de se laisser réduire une fois qu'on les a lus ou qu'on les lit. Vous savez, c'est le genre de texte qu'on ne sait pas forcément résumer, ou qu'on ne parvient pas à saisir par un bout clairement identifié. Chacun pourrait dresser une liste, intime et personnelle, de livres de cette nature. Mais ça ne va pas non plus , en réalité : en faisant cela, on réduirait la littérature à une sélection subjective, ce que fait régulièrement la presse ou les prix, ce qui a tendance à nous horripiler. Ce que j'essaye maladroitement de dire, ici ? On a la sensation, en tant qu'éditeur indépendant (auto-diffusé qui plus est), que la part qui nous revient dans le marché (sic) du livre est de plus en plus réduite. Comprendre : même en temps normal ! On trouve des moyens détournés de subsistance, on cherche à explorer de nouvelles voies. Mais que faire quand ce marché déjà réduit de base se réduit drastiquement plus encore, du fait de l'actualité sanitaire ? Beaucoup de tribunes dans la presse et de lettres ouvertes en ce moment proposent, chacun à leur façon, des solutions. Il ne m'appartient pas de les commenter ici, chacun faisant de son mieux, et je n'ai pas d'autres propositions à apporter que celle-ci, qui me paraît bien simple, voire simpliste mais enfin allons-y : continuer de publier des livres qui, de part leur singularité propre et leur sauvagerie profonde, ne veulent pas se laisser réduire. C'est une bonne trajectoire. Et une ligne (morale, éditoriale, furtive) qui me paraît justifier qu'on se batte.