[NOUVEAUTÉ] La ville soûle, de Christophe Grossi 11 mars 2020 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : christophe grossi, nathalie jungerman
Le moment est peut-être venu de partir. Doucement (un départ n'a pas besoin d'être brutal, ou soudain). Petit à petit. Et alors là plusieurs options s'offrent à nous. On peut soit partir explorer les dimensions souterraines de nos villes (imaginons un peu le mille-feuilles de galeries et de conduits qui sinuent sous nos pas), aller voir ce qui se cache de l'autre côté d'un quai de métro, observer le monde confiné dans des rames et voir comment il se comporte. Et quelle(s) image(s) il nous renvoie de nous-même ? Il y a aussi le tissu urbain de surface, avec ses quartiers juxtaposés, cousus ensemble parfois, quand ils ne se fondent pas tout simplement en une même matière mélangée. Et il y a l'au-delà de nos villes, l'entre-les-villes, les zones intermédiaires (voies de circulation en train ou en voiture, aéroports pour gagner d'autres pays et traverser les frontières), autant de couloirs de l'absence pour tâcher de remettre en question notre présence au monde. Car partir, c'est aussi une manière d'interroger en soi la ou les présence(s) à l'œuvre, ou qu'on retient. Ou qu'on regrette. Partir, c'est possiblement bouger de là, voire disparaître, du moins danser avec l'idée d'une possible bougeotte, d'un désir de disparition (et Mc Solaar n'est pas loin).
Qu'on puisse ou non faire tout cela (ou le rêver, le désirer, le redouter, l'imaginer) dans la vie, on peut véritablement le faire en prenant le parti de La ville soûle, le nouveau livre de Christophe Grossi. Le suivre dans cette traversée des villes et des non-villes, l'accompagner dans ses mouvements et ses fictions de la vraie vie, l'épauler avec les fantômes qui le guident (ou le contraire) dans son périple, c'est poursuivre un champ (et un chant) littéraire que l'on sentait s'ouvrir, déjà, dans ses précédents livres. À commencer par Va-t-en, va-t-en, c'est mieux pour tout le monde, road movie de la littérature telle qu'elle va, en itinérance, à la rencontre des libraires partout en France, que nous rééditons aujourd'hui même dans un nouveau format, le tout prolongé par les photographies de Nathalie Jungerman. Mais aussi, entre-temps, Ricordi et Corderie parus à l'Atelier contemporain. Poursuivant à la fois le spectre du déplacement dans l'espace, de l'écriture fragmentaire, de la fiction sensible aux prises avec la poésie, le tout avec humour, il instaure un dialogue constant avec ses propres lectures, son travail en prise avec la littérature et ses expérimentations d'écrivain. Il lie autant qu'il lit les autres, et retranscrit cette série de rencontres (avec les présents comme avec les absents) dans l'écriture. C'est ça, aussi, le lirécrire.
Extrait : Rue de Mézières
Sous la ville, les visages se modifient, se crispent, se ferment, se cachent. Sous la ville, les propos sont plus heurtés, les gestes saccadés, les attitudes moins naturelles. Sous la ville, les mains se serrent, s’activent, pianotent, cherchent dans le sac ou sur le siège d’à côté un objet ras- surant, celui qui toujours vient remplacer le mamelon perdu : bruit du monde en colonnes, mots-clés non cli- quables, preuve d’amour. Sous la ville, les jambes comme les mains sont jointes, la chaussette droite en veut au pied gauche de s’être trompé alors que c’est la main, la tête, les yeux, les fautifs. Sous la ville, on ricoche, on joue au billard à trois bandes, on se palais-des-glaces-fissuré, on se fait coiffer au poteau. Sous la ville, le sang comme le lait peut soudain tourner (au vinaigre) tandis que le bleu des veines cherche à baiser gratis. Mais sous la ville, le blanc de l’œil a l’air mauvais et ne protège plus. Sous la ville, les bras se replient. Même silencieuses, les voix semblent trafiquées, exagérées. Sous la ville, on ne se tourne plus les pouces, on joue avec son index sur un écran. Sous la ville, on peut prier, réciter, fredonner, bourdonner, faire claquer son chewing-gum, s’excuser d’avoir à déranger les autres durant ce si paisible voyage, cette si belle journée, ces si jolies fêtes. Sous la ville, les corps se plient, les têtes se penchent, les nez plongent, les fronts se fripent, le contour des yeux se plisse. Sous la ville, la vie coule, comme soûle. Sous la ville, la ville soûle : où est passée notre âme ? Sous la ville, le temps s’occupe d’occuper l’espace, l’espace s’oc- cupe d’espacer le temps. Sous la ville. Soûlé par la ville. Personne n’est fait pour vivre sous la ville. Sous la ville, on redevient un animal mais la part animale, sous la ville, est mal assumée. Sous la ville, un cri, un bruit, un souffle. Et puis une lumière, le noir. Sous la ville, la peur. La peur de ne jamais sortir de là. La peur. D’être. Déjà. Mort. Mais sous la ville, quand les portes s’ouvrent, alors les mains s’affolent, ramassent, rassemblent, rattroupent, les jambes se déplient, s’allongent, tricotent, s’emmêlent, les bras mou- linent, se décroisent, affûtent leurs coudes et les yeux, qui auront toujours une dizaine de mètres d’avance sur le torse, quittent leur poche et soudain (on se demande bien pourquoi) ils se mettent à briller.
Quel est le nom de cette ville qui brûle en moi ?
Que ce soit lors de ses errances citadines, ses voyages souterrains ou hors la ville, Christophe Grossi aime observer ce qui nous relie ou nous oppose. Au fil des rencontres fugaces ou vivaces, des moments de tension ou d’apaisement, il s’interroge sur notre présence au monde, notre immobilité en mouvement et nos désirs de fuir. Si la ville fascine, elle peut griser aussi. Et dans nos va-et-vient, comment habiter les lieux traversés, quel que soit le mode de transport choisi ?
Dans ce récit qui procède par fragments, où les voix convergent et se complètent, une galerie de portraits se construit. Une nouvelle carte apparaît, faite d’itinéraires réels ou imaginaires, le long desquels les absents hantent les vivants. Et chaque trajectoire prend la forme d’un possible soubresaut.
La ville soûle n’est pas un récit de voyage au sens propre : c’est une métamorphose.
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224 pages
ISBN papier 978-2-37177-593-0
ISBN numérique 978-2-37177-231-1
18 € / 5,99€
Vous pouvez commander ce livre directement sur notre boutique (une manière de soutenir la maison d’édition et ses auteurs) ou en ligne (Place des libraires, etc.) — et bien évidemment chez votre libraire en lui indiquant l’ISBN 978-2-37177-593-0, distribution Hachette Livre.
Je n’ai pas oublié les heures passées sur la route, les villes traversées et les librairies visitées, les voies à sens unique et les impasses, les arrêts forcés et les parkings souterrains, les chambres d’hôtel et les repas pris la plupart du temps en solitaire, la couleur des ciels du nord et l’odeur du bitume l’été, les moments joyeux et les doutes, les rencontres ratées et les attentes, les musiques écoutées et les phrases en boucle, les décisions à prendre et les questions ressassées, les prénoms, les noms et les pronoms à attendre, à entendre, à comprendre, à saisir, à retenir ou à oublier.
Pendant un an, le narrateur sillonne les routes et visite les librairies comme représentant pour le compte d’un éditeur indépendant, le plus souvent en musique. Comment vit-on l’itinérance quand on passe son temps à quitter tout le monde ? À moins que ce soit précisément le contraire, et que chaque jour apporte son lot de nouvelles rencontres ?
Road-trip intime et professionnel prolongé par les photos de Nathalie Jungerman comme autant d’horizons possibles, Va-t’en, va-t’en, c’est mieux pour tout le monde est une aventure littéraire doublée d’une réflexion sur les conditions de diffusion (et de dispersion) de la littérature aujourd’hui.
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152 pages
ISBN papier 978-2-37177-531-2
ISBN numérique 978-2-37177-237-3
14 € / 4,99€
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