Carnet de bord 2020, semaine 6 9 février 2020 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : anne savelli, antonin crenn, Christine Jeanney, christophe grossi, Daniel Bourrion, Elena Jonckeere, Lou Sarabadzic, Pierre Guyotat
lundi
Chez publie.net, on n'a peut-être pas les Avengers mais on a les rémouleurs, ça compense. Relecture (donc) des épreuves Camembert. On craignait un peu le rendu à l'impression, mais tout sort très bien, y compris la couverture, et les illustrations intérieures. On est heureux (ce n'est pas rien). Quelques corrections de dernière minute mais peu. Tout coule. Pas le camembert, je veux dire, mais le dialogue permanent entre le texte et l'image. Le récit qui se joue dans chacun des hémisphères du livre, mais aussi en communication l'un avec l'autre. Le lecteur, la lectrice, de son côté, avance entre. C'est bien d'être entre. C'est un bon lieu pour se perdre (et même, qui sait, se trouver). Moi, je ne me trouve pas. Pour écrire le brouillon de l'édito de la prochaine lettre d'information (déjà), il faudra en passer par un long temps de feuille blanche. Ce n'est pas une feuille, et elle n'est pas blanche, mais enfin vous voyez le topo. Du temps s'écoule avant que la première goutte d'encre ne vienne à couler (il n'y a pas d'encre mais enfin vous voyez le topo). Chaque mois est différent donc. Et là, avant de barrer une phrase, psychologiquement parlant, j'ai besoin d'y mettre un point d'abord. C'est comme ça. Ça ne s'explique pas.
mardi
Me voilà à jour dans mes contrats. À défaut d'être un bon sujet pour un carnet de bord, c'est une bonne chose. Ne serait-ce que pour pouvoir arrêter de déplacer la tâche Contrats dans mon agenda partagé avec personne (pas même avec moi-même). Somme toute, arrêter de procrastiner sur l'administratif pour lui favoriser le créatif. Si seulement ! Il faut préparer le squelette de la prochaine lettre d'information. Il faut écrire des trucs dans des tableurs et puis c'est l'heure de relire Notre vie n'est que mouvement, le récit de voyage de Lou Sarabadzic sur les pas de Montaigne que Roxane vient de nous envoyer fraichement maquetté. Je commence à relire. À un moment, je bloque sur un truc. En fait, je bloque sur ce truc depuis le début de notre travail avec Lou. Le même mot, au même endroit. Ce n'est même pas un mot. C'est une marque. C'est YouTube. Sauf que c'est écrit Youtube. T minuscule. Normalement, il faudrait le corriger. Comme j'ai mille fois corrigé Iphone en iPhone ou ipad en iPad. Mais là, je suis désolé, mais je ne peux pas. Quand le degré d'envahissement des marques est tel qu'il dicte ta façon de les écrire dans un livre, c'est qu'on a dépassé la ligne jaune. Bientôt, il faudra ajouter des TM ou des (c) de partout si ça continue. Faut-il écrire iPad plutôt qu'Ipad ? YouTube et non Youtube. Il ne faut rien du tout. On pourrait peut-être remplacer YouTube par la mention "la célèbre plateforme de partage de vidéos en ligne laquelle est possédée (oui, comme dans les films d'horreur) par une société elle-même célèbre pour sa devise, laquelle prétend ne pas être le mal (mais l'est bien trop souvent)". C'est un peu long. Mais enfin vous avz compris mon dilemme. Le topo. Etc. Bref, je laisse Youtube.
mercredi
Entre Anne Savelli, Roxane et moi il y a débat pour la couverture des Oloés. Il est question d'harmonie des couleurs et des motifs, d'équilibre, de versions peut-être trop brutales et tranchées, mais d'autres ne sont pas assez tranchées ou contrastées. Il y en a une qui est sanglante, et une autre qui est l'été incarné. On finit par trouver notre chemin. Il mène à notre couverture, pour l'instant provisoire en attendant de voir ce que donne le livre imprimé.
Et puis il sera l'heure de reprendre et terminer mes relectures de Notre vie n'est que mouvement. J'aimerais finir aujourd'hui. Mais parfois, vouloir finir aujourd'hui m'amène à rester trop de temps sur le texte. Relire un texte c'est comme le lire tout court, il faut parfois des respirations. Autrement, on n'est plus suffisamment concentré pour voir quoi que ce soit. Comment savoir quand on n'est plus assez concentré ? Prendre Orson Welles pour Winnie l'Ourson, c'est déjà un début. À un moment, dans le récit, la narratrice évoque la Tour Eiffel. C'est un souvenir d'enfance, donc ce n'est pas nécessairement lié à Montaigne. Si je relève l'extrait, c'est qu'il y a un passage opposé dans La ville soûle et ça m'amuse de voir qu'à quelques parutions d'intervale, il y a des échos. Et dites vous bien que pour retrouver l'extrait concerné dans La ville soûle, il a fallu que je tape l'expression "dame de fer", me rappelant qu'à première lecture je m'étais dit : ah bon, il y a une statue de Margaret Thatcher à Paris ? Je prie très fort pour que la réponse soit non. Et voici les deux extraits côte à côte.
De la butte du Sacré-Cœur, on ne voit pas la Tour Eiffel. Ce soir je repense à mon immense déception quand j’avais appris ça. J’étais ado, c’était la première fois que je venais, je ne connaissais rien de Paris mais je pensais que la Tour Eiffel était comme Dieu : partout. Il a fallu accepter l’évidence : ça n’était qu’une construction humaine, et donc, comme toute construction humaine, elle était invisible dès lors qu’on lui tournait le dos, ou qu’on mettait un bâtiment entre elle et nous. Ça ne paraît rien, mais ça a pourtant été une prise de conscience déterminante. Le symbole avait ses limites. On pouvait marcher pendant deux heures à Paris et ne jamais voir la Tour Eiffel. Je n’aurais jamais imaginé. Personne ne m’avait menti pourtant, mais je m’étais inventé une légende. Comme lorsque je croyais que Venise, on pouvait la traverser facilement, en quelques dizaines de minutes, avec ses ponts de partout. Il a fallu que j’y aille pour comprendre que non, et que si les vaporettos marchent si bien c’est qu’il y a une raison, que se tromper de quai ça peut signifier une heure à pied pour se retrouver de l’autre côté. Personne ne m’avait jamais dit le contraire, et si j’avais ne serait-ce que pris une carte je m’en serais rendu compte. Mais je suis fainéante de la géographie. Je ne comprends qu’en 3D.
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Il voulait voir la dame de fer que Guillaume Apollinaire a « calligrammée » : combien de fois me l’avait-il demandé ? On ira, un jour on ira ; je répondais toujours la même chose, on ira, mais nous finissions tou- jours par nous promener ailleurs ou bien nous restions là, nous en restions là. Il voulait voir celle qui avait 120 ans de plus que lui et n’a plus l’âge, pourtant, de ferrailler avec la jeunesse, celle qui n’est jamais absente, celle que nous apercevons depuis Montreuil (d’ailleurs, où que nous soyons dans les environs, il faut toujours qu’elle ramène son rivet, même quand nous la savons dans le dos ; il suffit d’un dégagement, d’une pente ou d’un reflet dans la vitrine de l’un de ces vendeurs de souvenirs, pour la voir rappliquer, démultipliée et dorée, et peinturlurée, et tricolorée, et réduite, et alignée).
jeudi
Fatalement, quand on écrit un recueil composé de plusieurs textes, il y en a toujours un qui est moins bon que les autres. C'est un genre de loi mathématique reloue. Faut-il accorder relou ? Mettons que oui. Je note ça dans un compte rendu de lecture de manuscrit, que fatalement l'un des textes qui le compose est moins bon que les autres, et qu'il y aurait matière à le retravailler. Oui mais, si nous faisons ça, et que ce texte X ou Y devient meilleur, bien meilleur même, ne va-t-il pas détrôner l'un des autres ? Un texte Z ou W par exemple. Et alors qu'arrivera-t-il à ce texte Z ou W ? Il sera moins bon que les autres, fatalement. Et ça n'a pas de fin cette histoire. Il y aura toujours un problème parce que, dans les trucs qu'on lit, qu'on écrit, et qu'on publie, il y a toujours un problème quelque part. Parfois, le problème, c'est-à-dire la faiblesse, ou la fragilité, c'est la solution. Je veux dire : c'est pour ça qu'on a écrit le texte à la base, ou qu'on l'a aimé, ou qu'on l'a publié. Comment faire pour améliorer les manuscrits qui ont besoin de travail supplémentaire pour en supprimer les faiblesses tout en respectant la faiblesse, ou la fragilité, celle qui a conduit à son écriture ? Je n'attends pas nécessairement que ce carnet de bord me fournisse la réponse à ces questions. D'ailleurs, je n'attends pas que le carnet de bord m'éclaire sur quoi que ce soit. En revanche, le carnet de bord pourrait m'aider à comprendre ceci : comment se fait-il que quand j'ouvre une revue littéraire dans l'espoir d'y découvrir des autrices ou des auteurs qui me seraient inconnus, et qui correspondraient à nos champs, nos territoires, nos univers, je tombe mystérieusement d'abord sur... Antonin Crenn, c'est quand même étrange ? La revue s'appelle Papier Machine. C'est une très belle revue. Et cette photo, je l'emprunte à Antonin.
vendredi
Pendant que Julie s'affaire à organiser une rencontre faunesque pour Barbe-Bleue dans les prochaines semaines, revoià le rapport du mois précédent. Ce n'est pas qu'on soit des fanas des chiffres, des tableurs, des graphiques, des courbes, des comparaisons de mois en mois ou d'une année sur l'autre, mais enfin sans ces données, aussi appelées statistiques (à retrouver aussi au chapitre "les chiffres, on leur fait dire ce qu'on veut", selon l'expression communément admise par la sagesse populaire) on ne saurait pas se situer. On aurait donc l'impression qu'un livre se vend alors que pas, ou le contraire. Entendons-nous bien : un livre se vendrait particulièrement plus que tous les autres, on le saurait très vite. Mais pour ce qui est du ventre mou (sic), on se retrouverait vite à flotter et à ne même plus savoir ce qu'on fait. D'où ces tableaux, ces chiffres, ces graphiques. Ce n'est pas spécialement fun à lire mais enfin (du moins je l'espère) c'est utile. Mais, comme souvent en matière de littérature, ce n'est pas dans un tableur que ça se joue, c'est sur Twitter. Pourquoi se fatiguer à chercher des idées de livres ailleurs ? Tout y est, il suffit de se baisser. Là, c'est une conversation bien réelle autour d'une collection de livres dont vous êtes le héros réédités par Gallimard se basant sur du travail collaboratif et bénévole d'une association pour les relectures (ces livres, c'est Gallimard qui le dit, se sont vendus à des millions d'exemplaires). Mais ensuite, cela dévie sur des projets de livres bien réels.
possible d’intégrer à publienet une collection coco chanel ? la cococollection, 1er opus un collectif autour de la petite robe noire (avec parfums à gratter en 4e de couv ?) (je propose hein) (n’y voyez aucune malice :-))
— C Jeanney (@cjeanney) February 7, 2020
Merveilleux. Il faut lire aussi les réponses. Des livres parfum, des livres jeu vidéo (mais ça, c'est déjà prévu avec le Journal du Brise-lames je vous ferais remarquer), des livres fromages (notez qu'avec Des étés Camembert nous avons pris de l'avance). Des livres mondes, somme toute, selon l'expression qu'on retrouve bien souvent, pas toujours utilisée à bon escient d'ailleurs, dans la critique littéraire française. Voilà ce qu'il nous faut. Ou bien encore (à dérouler) :
« 50% des livres recensés par cette émission dite de service public appartiennent à 4 maisons d’édition » https://t.co/LcVSrlhhR7
— C Jeanney (@cjeanney) February 7, 2020
Quand soudain (c'est le problème avec nos mondes hyperconnectés et notre époque bombardée de flux informationnels en tout genre), sur Twitter là encore, on ne rit plus du tout, car ce sera l'heure d'apprendre la mort de Pierre Guyotat. Et c'est tout un pan de la littérature de notre temps qui se ferme.