Carnet de bord, semaine 48 1 décembre 2019 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : archéosf, Christine Jeanney, Daniel Bourrion, Elena Jonckeere, Joachim Séné, juliette mézenc, Laurent Grisel, philippe éthuin, pierre ménard, Rainer Maria Rilke
publie.net, le feuilleton, à retrouver chaque semaine, par GV.
lundi
On pourrait créer un genre de portrait infraordinaire de notre maison d'édition en isolant des paroles gelées au cœur même de nos messages et courriels.
je sais, je te dois un texte / 70 % bim bam boum, full loady time 8,06s à 6s, et requêtes de 127 à 99 / Si tu confirmes, je déchiquette / Le sujet proposant devra procéder à l'envoi au PEC, à la même adresse du reçu attestant de de la bonne réception de la proposition de projet par le PEC. Et ainsi de suite./ jetons / analyser le reste des sources de lenteur / me réjouis que quelques idées aient germé / je suis un héros du quotidien, je pense / une petite case cochée au changement de logo / je re-checkerai demain / lancer une campagne d'agit-prop qui soulève un mouvement de bibliothécaires en faveur de notre offre / j'ignore s'il y a des italiques en cyrillique / pour l'instant je fais déjà du ménage avec des gratuits / servir immédiatement des commandes sans besoin de faire un "run" / je suis passée de 32% à 60% en pagespeed.
Mais on pourrait aussi ne pas s'arrêter en si bon chemin et générer un genre de poème improvisé en listant les localités présentes dans le relevé de ventes du week-end, et d'où viennent ces ventes :
Limoges / Lyon / Limoges / Montpellier / Amazon / Amazon / Paris 16 / Amazon / Bourg-en-Bresse / Rosny sous Bois / Saint-Etienne / Divers.
Voilà comment nous voyageons. Et quand nous bougeons réellement, par exemple en empruntant la 6 jusqu'à Place d'Italie pour la Médecine du travail, nous voilà né à né dans le métro avec un poète qui vend ses livres en plein milieu de la rame (10€, c'est une bonne édition), le tout pour nous entendre dire lors de l'examen : éditeur, ça n'existe pas dans les codes INSEE. Pendant ce temps, dans le classement des meilleurs ventes GFK, le dernier album d'Astérix s'est fait dépasser par la référence d'un sachet de cartes collector Reine des neiges 2 à collectionner (vous avez bien lu). Peut-être qu'on devrait vendre nos livres dans le métro nous aussi ?
mardi
Le Faune Barbe-bleue est déposé chez l'imprimeur, le voici.
L'homme heureux, lui, est en production et prêt à l'être (imprimé). Le journal du brise-lames également. Tous deux sont en chemin. Une partie de nos parutions 2020 se dessine. Au téléphone avec Julie pour notre point hebdomadaire : les libraires embrayent sur Retours, good. Pour ça, il a fallu hiérarchiser nos parutions et en sortir une particulièrement du lot. Comment faire autrement, compte tenu du nombre de parutions dans l'année ? Tout le monde le fait. Ce qui ne signifie pas nécessairement qu'il faille le faire. Mais travailler au contact des libraires, cela signifie également s'adapter à leur mode de fonctionnement. Et se dire que les livres porteurs, s'il y en a, aideront à faire vivre les autres. Bien sûr, cela ne marche pas à tous les coups. Ici, un libraire tique sur le mot poésie et répond à Julie : « Pas de poésie, déjà qu’on n’arrive pas à vendre la poésie mainstream ». La quoi ? Julie, ça la rend dingue. Je n’avais encore jamais entendu parler de poésie mainstream. C’est encore le phénomène « exigeant » : après la littérature « exigeante » (ou complexe, sic) voici la poésie « exigeante »… Le travail au contact des libraires, c'est précisément le sujet du livre de Christophe Grossi Va t'en, va t'en, c'est mieux pour tout le monde. Initialement paru en 2012, ce récit reparaîtra au printemps dans un format semi-poche (a priori c'est comme ça qu'on dit) des plus chics, le tout prolongé (ou ponctué) par des photographies de Nathalie Jungerman. Le livre paraîtra en même temps que La ville soûle, qui, lui, est inédit. Va t'en, Je passe une partie de la journée à le relire. C'est un récit d'itinérance, un road-trip professionnel qui montre l'envers de l'édition : le travail complexe et mouvant du représentant passant de ville en ville et de librairie en librairie pour faire la promotion du catalogue d'un éditeur indépendant. En cela, le livre tout entier pourrait être inclus dans ce carnet de bord tant il permet de mettre en lumière une partie du métier dont personne ne parle réellement : non pas, ces livres que l'on voit en piles sur les tables, comment ils sont acheminés (c'est la distribution) mais comment ils sont promus auprès des libraires pour que ceux-ci (et celles) en passent commande (ça, c'est la diffusion).
J’ouvre mon carnet, j’écris deux ou trois phrases, pas plus. Ce que je vis n’est pas de la littérature. Ce que j’écris ne parvient pas à pénétrer ce que je vis et tout ce qui passe de l’un à l’autre ne peut être formulé mais simplement échangé entre vivants. Je pose le carnet car je sais que je dois laisser le temps faire son travail, sédimenter, nourrir ou recouvrir ce qui doit l’être.
On y lit les espoirs, mais aussi la fatigue, la richesse des rencontres humaines, et la pauvreté des espaces laissés à la littérature dans l'ensemble du monde marchand ("Son loyer, m’annonce-t-il [le libraire], va quadrupler d’ici septembre."). Le récit se déroule il y a presque quinze ans ; on sait combien les choses ne se sont pas améliorées depuis.
La libraire aimerait bien travailler avec l’éditeur que je représente mais depuis qu’ils ont été rachetés il faut augmenter la remise, vous comprenez ? Je comprends surtout que le jour où tout le monde aura été racheté, on sera tous des vendus.
Le soir venu, c'est la cata. Le site est en burn out total. Très lent, puis plus accessible du tout. Il faut donc aller fouiller dans des logs (sous le capot, quoi) énormes. Problème de base de données, peut-être liée à un cron (exécution automatique d'un programme à des heures définies), explique Philippe. Romain, notre webmaster, est aussi appelé à la rescousse. Le site revient petit à petit, quoi que lentement. Il faudra s'en contenter pour ce soir.
mercredi
Petit point Robert Camembert (pour plus d'éléments concernant Robert Camembert, voir les épisodes 14 et 19 du Carnet). Roxane écrit à Daniel il y aura donc du sulky au menu. Est-ce qu'on sait ce qu'est un sulky ? Non, bien sûr. Fort heureusement, Daniel est extrêmement clair dans ses explications : alors, le sulky - c'était pas le nom du truc hein, ça n'avait pas de nom, mais quand j'y pense je pense à un sulky mais inversé. Et là, je me dis que c'est injuste. Je manipule la réalité. Ces phrases ont bel et bien été dites (en l'occurrence écrites) mais je gomme tout le contenu de l'explication en elle-même pour donner l'impression que rien n'a de sens, et ce n'est pas très sport de ma part. C'est normal. C'est tout simplement (et bassement) de la communication. Désormais, une attente est née. Ce qu'est ou n'est pas un sulky va littéralement en obséder plus d'un. Ils et elles rêveront du sulky la nuit, sans même savoir ce que ce mot recouvre (c'est le cas de le dire). Pendant des semaines, nous retrouverons des lecteurs et lectrices frustrés de n'avoir pas encore leur dose de sulky. Des files se masseront devant les librairies et les supermarchés culturels : vous avez reçu des sulkys ? Est-ce que le sulky de Bourrion est enfin paru ? Le sulky a-t-il reçu le prix Goncourt ? Et là, bam. On sort le livre. Fin du game. En réalité, dans ce Robert Camembert (qui ne s'appelle même pas Robert Camembert mais Des étés camembert), on poursuit nos expérimentations graphiques amorcées avec Paysage augmenté. Pour proposer un dialogue avec le récit, Roxane crée des illustrations qui viendront le prolonger, et s'en faire l'écho. Le récit est celui de la découverte du travail à la chaîne, de la production industrielle et, au-delà, de l'âge adulte alors, forcément, vient vite la nécessité de représenter cet environnement. On est assez fier de ce qu'on fait. On s'interroge juste sur les possibilités qui s'offrent à nous en matière d'impression. Dilemme.
Dans la presse, un Libé des auteur.e.s jeunesses, à l'occasion du salon de Montreuil. Dans ce numéro, on peut notamment lire une tribune de Marie-Aude Muraille sur les nouveaux leviers de censure qui commencent à s'insinuer dans la fabrique de la fiction. Si je le mentionne ici, c'est que nous considérons aussi qu'il s'agit d'un problème. Et qu'une littérature qui ne dérange personne, c'est aussi une littérature qui ne dérange rien.
Très vite, tout devient très matériel. Recompter le contenu de la caisse après le salon de L'autre livre avec Philippe, et plusieurs fois les mêmes billets, et les mêmes pièces. Quelqu'un nous a refilé un cent américain au lieu d'un centime. Lincoln a l'air sceptique. J'ignore d'où ça nous vient. Qui aurait pu nous payer avec un centime ? Nous avons de moins en moins de livres dont les prix se comptent en ,98€. Durant les salons, il est important de préserver notre santé mentale. D'où des prix ronds. Nous essayons également (sans succès) d'avoir quelqu'un au téléphone qui devait nous rappeler lundi. La musique d'ascenseur en attendant d'arriver à bon port est censé nous préserver de la tension du quotidien. Cela fonctionne-t-il ? En réalité, nous jonglons d'une activité à l'autre, et d'un sujet à l'autre très rapidement. Arrive Laurent Grisel et là nous nous asseyons ensemble et nous faisons silence. Nous écouterons ainsi, dans le recueillement, le CD qu'il nous a apporté. Dans notre journée tourmentée, c'est une respiration et nous en avions besoin (sans réellement savoir que nous en avions besoin). Entre nous trois, un exemplaire de Black Village de Lutz Bassmann. Ensuite, seulement, nous imaginons collectivement l'avenir.
jeudi
L'un des running-gags de ce Carnet de bord, ce sont les livraisons Chronopost. C'est comme pour les blagues toc-toc, ça commence toujours de la même façon : on t'appelle, oui c'est le livreur Chronopost, vous pouvez descendre ? Donc, tu descends. Personne dans la cour intérieure de l'immeuble. Tu vas voir dans la rue. Là, pas moins de quatre fourgonnettes blanches, non marquées, comme le sont parfois (mais pas toujours) les véhicules des livreurs, notamment quand la livraison est sous-traitée. Tous sont des livreurs mais aucun n'est ton livreur. Tu te dis diantre (ou quelque chose d'approchant). Tu rappelles le numéro quinze fois : tu tombes sur une bande enregistrée. C'est-à-dire qu'il n'y a même pas l'apparence d'une sonnerie : eux peuvent te joindre mais toi non. Tu envois un message un peu circonspect, genre mais où êtes-vous ? Pas de réponse. Tu remontes. Une demi-heure plus tard, un appel. Oui, c'est le livreur Chronopost, vous pouvez descendre ? Tu lui demandes, mais ce n'est pas lui qui t'a appelé (puis a disparu) une demi-heure plus tôt. Le fait est que le numéro n'est pas le même. Quoi penser de tout cela ? Est-ce un glitch dans l'interface du monde (je n'ose pas dire la matrice) ? Un soubresaut temporel ? Une anomalie du réel ? Tu ouvres le carton, ce sont les épreuves du Journal du brise-lames dans lequel après tout les hommes et les crustacés vivent en bonne intelligence. Ceci explique sans doute cela.
vendredi
Ce qui n'est pas un running-gag en revanche, c'est le canular bancaire que l'on vient de constater ce midi : un organisme de financement public, qui nous a récemment refusé une aide pour l'un de nos titres, vient néanmoins d'effectuer par erreur un virement conséquent sur notre compte. On parle quand même de plusieurs milliers d'euros. Quel est le contraire d'un running-gag ? Un gag solo ? Voilà de quoi il est question ici. Et il va nous falloir rembourser ce qui nous aurait assurément bien aidé en cette fin d'année.
Aujourd'hui, un peu partout dans le monde (et surtout sur le web) c'est Black Friday. Plutôt que de blackfridayiser le site (et perdre notre âme), nous avons décidé cette année de tisser des chemins de lecture. Je dis nous, mais en réalité c'est Roxane qui a construit ces pages. Par exemple, en découvrir un peu plus sur Rainer Maria Rilke (qui, au-delà des Lettres à un jeune poète, a eu une vie et une œuvre mouvementées). Ou apprendre comment écrire au quotidien avec Pierre Ménard. Ou faire le point sur les surveillances dont nous faisons l'objet (l'état des surveillances ne s'est pas amélioré depuis la parution du livre en 2016, mais on s'apprête à renouveler sérieusement leur traitement littéraire, chut, c'est seulement en septembre 2020). Ou tâcher de réinventer et de recomposer Yoko Ono avec Christine Jeanney. L'occasion de signaler ici le travail effectué ces dernières semaines par Christine, notamment sur la page Rilke, mais aussi sur un tout autre projet qu'elle mène actuellement et qui vise à nous faire redécouvrir l'œuvre d'une autrice injustement oubliée par l'histoire littéraire. De qui s'agit-il donc ? On en dira un peu plus prochainement, mais voici par exemple ce qu'elle a pu écrire :
Quand je me représente que j’ai apparu fortuitement sur un globe emporté lui-même dans l’espace, au hasard des catastrophes célestes ; quand je me vois entourée d’êtres aussi éphémères et aussi incompréhensibles que moi, lesquels s’agitent et courent après des chimères, j’éprouve l’étrange sensation du rêve. Je ne puis croire à la réalité de ce qui m’environne. Il me semble que j’ai aimé, souffert, et que je vais bientôt mourir en songe. Mon dernier mot sera : J’ai rêvé !
Plus tard dans l'après-midi, rendez-vous avec une autre collaboratrice de choc dans un café qui (véridique) a mis un gigantesque ours en peluche en décoration derrière notre table : c'est le Dr Virginie Gautier. Toutes nos félicitations à elle.
samedi
Passé rendre visite à Philippe Éthuin sur son stand ArchéoSF aux Rencontres de l'imaginaire de Sèvres. C'est l'occasion de faire le point sur les textes à venir, les salons. Il me parle d'un truc, un grand roman sportif et policier. Ailleurs, sur un stand voisin : bonjour c'est de la Science-Fiction mais c'est bien. Parce que c'est moi qui l'ai fait. Vous aimez Alien ? Plus loin, une tête dépasse qui me dit quelque chose. C'est Michael Roch. Et puis, c'est comme à la Comédie du livre de Montpellier ici : d'Alain Damasio, je ne verrai que les piles des Furtifs qui s'aprêtent à être dédicacés, à moins qu'il vienne déjà de partir, et le panneau de son nom. Un écrivain furtif, me dit Philippe.