Carnet de bord, semaine 44 3 novembre 2019 – Publié dans : Carnet de bord – Mots-clés : Christian Garcin, Elena Jonckeere, Lou Sarabadzic, Montaigne, virginie gautier
publie.net, le feuilleton, à retrouver chaque semaine, par GV.
lundi
J'ai écrit comme titre de cet article Carnet de bord, semaine 43 (ou 44 ?) parce que 1) je ne suis plus tout à fait sûr d'avoir réellement progressé dans le temps depuis la semaine dernière, 2) j'ai eu la flemme d'ouvrir un autre onglet pour vérifier quelle semaine précisément nous étions ou 3) le changement d'heure d'hier (dont je me suis aperçu qu'il était effectif à quelque chose comme 15h ou 16h seulement) a déréglé l'équilibre spatio-temporel de nos vies tourmentées ? À vos stylos. Pendant ce temps, alors que Roxane travaille au prochain catalogue en date, relectures de la V2 du Faune Barbe-bleue, dont la mise en page a un peu changé par rapport à sa V1 pour nous permettre d'atteindre une pagination plus basse (et donc un prix de vente public plus accessible).
Je commence également à travailler sur un nouveau projet qu'on appellera ici S, car le titre est encore légèrement incertain. Entre (car, comme souvent, les choses se jouent entre ce qu'il convient d'appeler un peu pauvrement des tâches), un brainstorming de ouf est en train de se jouer. Mais ça, ça ne regarde pas le Carnet de bord. Ça, c'est secret. Non, je ne dirais rien. Même pas un soupçon d'information, même pas une bribe croustillante, même pas un début de piste, même pas un semblant d'indice. Allez. Juste un. Il est question (véridique) des tatata et des tututu.
mardi
Reçu la dernière métamorphose du récit de Lou Sarabadzic sur son expérience de Montaigne cet été, comprendre revivre le Voyage en Italie à l'ère du tourisme de masse. Le manuscrit a fondu et a perdu 10 000 mots, plus de 50 000 signes. J'aime assez cette idée, que les textes, aussi, subissent (ou génèrent ?) des métamorphoses. Que rien n'est figé, fixé. Qu'un livre qu'on lit, c'est l'extrémité d'un flux mouvant qui n'a cessé, en chemin, comme un fleuve, de s'altérer, de se recomposer, de se fluidifier, ici de s'alléger. Et à la fin, le fleuve se jette par essence dans une mer, ce sont les yeux de la personne qui lit.
mercredi
Aujourd'hui, ça ne va pas du tout. J'ai écrit dans notre application de gestion cabine de téléphone rouge (la fameuse), la phrase suivante : XXX est peut-être moins clivant que YYY. Ou, pour le dire plus conformément à la narration qui se dessine dans le Carnet de bord cette semaine : tatata est peut-être moins clivant que tututu. Et c'est, en soi, un drame. Qui suis-je donc devenu ? Où allons-nous donc ? Quelle est cette pente vertigineuse qui se dérobe sous mes pas, comme le veut la formule ? Et hier, j'écrivais dans un mail l'expression littérature comme produit, c'est terrifiant. Roxane a donc raison de se moquer de moi. Vraiment, je ne suis pas fier. Mais ce sont des pensées (et donc des mots) qui me sont venus à mon corps défendant, pendant que je n'y pensais pas, c'est-à-dire donc que ce sont des concepts que j'ai récupérés d'ailleurs, des tournures (des éléments de langage comme on dit de nos jours) qui me précèdent, et qui en réalité ne me concernent pas. Vraiment, j'ai l'air de plaisanter dans ce Carnet de bord, mais je ne trouve pas d'autre chose à en dire que, c'est affreux. Comment éviter ça ? Comment éviter la douce schizophrénie qui se joue de nous quand on en vient à travailler sur des choses que l'on aime (et donc potentiellement à les corrompre par les nécessités économiques que connait n'importe quelle structure commerciale) ? Peut-on précisément faire le contraire, enchanter les contraintes structurelles par la littérature ? Bon, on va être honnête ici, je n'ai pas spécialement le temps de réfléchir à tout ça : je dois aller récupérer un manuscrit en cours de relecture imprimé rue de Tolbiac pour une proposition à un festival et, bien que ce soit situé à littéralement 500m en ligne droite, voyant que j'ai oublié mon téléphone, je me dis si je me perds, je suis foutu ! Ce qui nous ramène finalement à cette histoire d'éléments de langage : comment faire pour, la tête dans le guidon, ne pas se perdre et se retrouver là où l'on ne voulait pas être ? Dans la ville, je ne me perds pas. Mais dans ma tête ? Là, encore, pas le temps : en revenant, il faut maintenant ouvrir les colis reçus ce matin de l'imprimeur, ce sera une partie de notre stock pour le salon de L'autre livre, et j'ai l'impression qu'il en manque. Tout pointer, donc. En réalité, tout est là, mais ça prend bien une demi-heure de le vérifier. Et vu les matériaux sollicités par cette commande (pages des livres en premier lieu, mais aussi – surtout ! – papier d'emballage pour s'assurer que tout arrivera bien en bon état à bon port, que les livres ne bougeront pas pendant le transit, en plus des cartons donc) on se dit que ça aurait été une belle invention, en réalité, qu'un genre de livre immatériel, permettant une lecture, disons, numérique, un fichier à interpréter qu'on pourrait lire sur bien des supports et des appareils (mais c'est de la science-fiction tout ça).
jeudi
On n'est pas encore en novembre (novembre, c'est pour demain), mais la lettre d'information de novembre doit être préparée ce matin si on veut pouvoir la relire et la reprendre tranquillement avant son émission (que dis-je, sa mise sur orbite !) lundi. Pourquoi lundi ? Car le week-end prochain, ce sera le salon des éditeurs indépendants (aka de L'autre livre) aux Blancs Manteaux. Voilà donc dans quoi je me jette, pendant que Roxane travaille activement à une refonte de notre page d'accueil (voir plus bas). C'est aussi le moment choisi pour terminer mes relectures de Montaigne (comprendre, non Montaigne en personne, ni même une de ses œuvres, mais le récit de Lou Sarabadzic sur ses traces). Dans cette version du manuscrit, tous les commentaires qui ont été réglés (c'est-à-dire concernant des passages qui ont été réécrits, ou affinés, ou supprimés) ont disparu. On y voit tout de suite plus clair. Ne reste en général que les cas où l'autrice a souhaité conserver des passages en l'état et/ou n'est pas d'accord avec mes retours. Qu'on ne me suive pas sur toutes mes remarques, c'est bien naturel, et j'ai envie de dire c'est la moindre des choses. Quand l'auteur, en l'occurrence l'autrice, en vient à se dire, dans son cheminement, que ce passage, j'y tiens, ou je souhaiterais le garder, c'est qu'on a beaucoup avancé (même si le texte, à cet endroit, est resté le même ; on a donc avancé dans la fixité). Dans ce genre de cas, j'écris ok pour moi et, si je ne veux pas paraître trop laconique, j'y ajoute un smiley. Parfois, aussi, je sais être relou (et je sais que je le sais (et maintenant vous le savez aussi)).
vendredi
Roxane finalise notre nouvelle page d'accueil, mettant mieux en valeur les collections et (du moins l'espérons-nous) invitant à la découverte, à la déambulation parmi les titres, le tout en mettant moins l'accent sur les strictes nouveautés. Pourquoi ? Éviter que le site enterre lui-même, dans son architecture, les parutions un peu moins récentes et ne cultive sans le vouloir, lui aussi, le culte des dernières ou prochaines publications. Cette nouvelle page d'accueil est le fruit de plusieurs jours de réflexion et discussions en interne, merci notamment à Christine Jeanney et Virginie Gautier pour la qualité des échanges et du dialogue (parfois dans l'avalanche des messages) ! Je reprends également les corrections et les bulles de commentaire du livre de Lou Sarabadzic : répondre aux derniers commentaires oubliés, vérifier des incertitudes typographiques, avant de tout lui renvoyer aujourd'hui. Ce travail sur le texte est aussi le moment pour situer, cibler, désigner des passages que je trouve particulièrement forts. Ça me sera utile pour construire ensuite X matériel utile pour promouvoir le livre, ou tout simplement pour m'aider à concevoir la quatrième de couverture. Par exemple, ici, comme il est intéressant d'observer les points d'espacement, voire de divergences (pas nécessairement géographiques) entre Montaigne et elle, qui est sur ses pas. Ici, par exemple, au moment de quitter Rome.
Non, mon Rome n’a rien à voir avec le tien. Les parois de tes yeux ne me laissent aucune prise, ou si peu. Je n’y ai pas baisé le pied du pape, pas lu Sénèque et Plutarque dans la bibliothèque du Vatican, je n’aurais pas su dire que Saint Thomas d’Aquin avait une vilaine écriture, ni pu discuter des problèmes de traduction du grec. Je n’ai pas eu de colique néphrétique, pas profité des étuves, pas assisté à la circoncision d’un enfant, au défilé des flagellés, au supplice d’un condamné à mort. Je n’ai pas trouvé le corps et les vêtements des femmes moins beaux qu’en France, ni les têtes plus belles. Je n’ai pas donné congé à mon secrétaire pour prendre moi-même la plume en italien, ni reçu de lettres me demandant poliment de bien vouloir rentrer à Bordeaux où je venais d’être élue Maire. Mais si tu as quitté Rome (la première fois que tu en pars) par la porte San Lorenzo Tiburtina, au moins suis-je repartie de la gare Tiburtina moi aussi.