[REVUE DE PRESSE] « L’Empire savant », une civilisation africaine ultra avancée imaginée au début du XIXe siècle, sur Usbek & Rica 14 septembre 2019 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : l'empire savant, usbek et rica
Merci à Vincent Lucchese pour son article, à retrouver ici.
Un conte philosophique écrit dans les années 1820 par Pierre-Marie Desmarest, personnage révolutionnaire puis membre de la police napoléonienne, qui raconte la découverte par un explorateur d’une civilisation bien plus avancée que l’Occident, au cœur de l’Afrique, vient d’être publié pour la première fois. Un récit inabouti mais précurseur de la science-fiction. Ça ne pouvait qu’intéresser Usbek & Rica.
« Le flambeau des Lumières antiques qui éclaira l’Orient et le Midi ne s’est-il rallumé que pour nous ? N’existe-t-il pas quelque part une nation égale ou peut-être supérieure à nous ? » C’est cette question brûlante, si peu ethnocentrique pour un début de XIXe siècle, qui pousse Isidore, aventurier français de papier, à explorer la mystérieuse et si profonde Afrique. Il finit par y découvrir une civilisation inconnue, cachée derrière d’épaisses chaînes de montagnes et surtout incroyablement avancée. De 5 à 6 siècles de progrès d’avance sur cette contrée barbare et naïve qu’on appelle l’Europe, confie l’un des savants locaux à Isidore.
Et les avancées scientifiques en question qui ont de quoi impressionner le jeune explorateur. De la « lunette électrico-phosphorico-lumineuse » qui permet de voir à travers les murs à « l’appareil acoustique » qui ressemble à un précurseur du téléphone, en passant par un ersatz de cryogénisation ou de fécondation in vitro, le récit enchaîne de façon quelque peu erratique les découvertes et les rencontres exotiques. Parler de science-fiction serait anachronique pour cet ouvrage hybride, qui se situe quelque part entre le conte philosophique, le roman d’anticipation et le fantastique. Mais sa façon d’imaginer une civilisation africaine avancée – « préfigurant sans le savoir le célèbre comics Black Panther », ose même l’éditeur – se lit avec plaisir malgré son statut d’œuvre inaboutie.
Car L’Empire savant, écrit par Pierre-Marie Desmarest dans les années 1820, est resté inachevé à la mort de ce dernier. Pendant deux siècles, il est resté oublié au fond d’un coffre poussiéreux. Jusqu’à ce que Vincent Haegele, directeur des bibliothèques de Compiègne, ne tombe dessus et n’entreprenne de mettre ses brouillons dans l’ordre et de le publier, aux éditions publie.net, malgré les quelques chapitres manquants.
Critique du progrès
Le parcours de Pierre-Marie Desmarest est peut-être aussi romanesque que son œuvre. Né à Compiègne en 1764, d’abord voué à une carrière ecclésiastique, il est vite pris dans le tourment révolutionnaire, raconte l’éditeur : adhérant au club des Jacobins, la rumeur lui prête d’avoir été l’adjoint de Samson, le bourreau de Louis XVI. On le retrouve ensuite comme engagé volontaire en 1793 pour défendre la frontière des Flandres. Républicain convaincu, il n’hésite pourtant pas à rejoindre la police impériale de Napoléon où il restera pendant une quinzaine d’années. Joseph Fouché le place même à la tête de la « haute police ». Il se retire de la vie publique lors de la Restauration, ce qui lui laisse le temps d’écrire, entre autres, L’Empire savant. Il est malheureusement atteint du choléra en 1832, emportant son fils dans la mort, et la fin de son histoire.
Plus que pour sa trame narrative, assez ordinaire mais plaisante si l’on aime le style des contes philosophiques, c’est pour ce qu’il dit de son auteur et de son époque que l’ouvrage mérite d’être signalé. Même s’il lui est impossible de s’extraire totalement des préjugés de son époque, Pierre-Marie Desmarest, sensible à la cause anti-esclavagiste durant la Révolution, se livre à travers l’orgueil et la naïveté d’Isidore à une étonnante satire de l’Occident et de ses prétentions.
« À force de tout prodiguer, on ne jouit plus de rien ! »
La description de « l’empire savant » en lui-même n’occupe que le dernier tiers de ce court roman de 160 pages, le restant étant dévolu aux péripéties d’Isidore traversant l’Afrique, défiant le désert au sein d’une caravane jusqu’à la cour de Sultans ambitieux. Les avancées sociétales ou technologiques qu’il décrit une fois arrivé dans cette civilisation cachée sont l’occasion pour Desmarest d’entrouvrir de brèves mais très pertinentes esquisses des conséquences sociales du « progrès ». Ainsi en est-il de « l’appareil acoustique » qui précipite la gestion politique dans l’excès de transparence et le règne de l’instantanéité. Las de gouverner à vue selon les mouvements de l’opinion, le Vizir finit par remiser sa technologie au placard.
Les parallèles avec le XXIe siècle sont tentants, même s’il serait anachronique de prêter une telle préscience à Pierre-Marie Desmarest. Mais la rencontre entre le lecteur de 2019 et l’auteur de 1830 peut apporter un éclairage fécond et un décentrage opportun sur les limites d’un progrès aujourd’hui menaçant et lancé à pleine vitesse précisément depuis deux siècles. « Ne voit-on pas clairement que ces vains tourments d’innovation sont le produit d’une impuissante médiocrité… Qu’ils jouissent donc de leur hâtive maturité, et des perfections de ce siècle, où à force de tout prodiguer, on ne jouit plus de rien ! », lance amèrement un savant retiré du monde à la fin du roman. Un regard décalé qu’Usbek & Rica, enfants de Montesquieu, ne peuvent que conseiller de lire avec intérêt.