[REVUE DE PRESSE] L'épaisseur du trait : sur tous les plans, une franche réussite 24 juin 2019 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : antonin crenn, l'épaisseur du trait
Merci à Thomas Terraqué pour sa lecture de L'épaisseur du trait, une chronique à retrouver ici.
Il est des livres où on sent la petite musique dès les premières lignes, et on sait qu’elle demeurera jusqu’après le point final pour s’imposer. L’Épaisseur du trait est de ceux-là, et il n’y en a sans doute pas eu beaucoup des comme ça à avoir paru cette année. On salue donc l’évènement.
C’est l’histoire d’un rapport contrarié au réel, ou bien l’histoire contrariée d’un rapport au réel. En deux mots, Alexandre vit dans le plan plus que dans la ville. Paris est un plan et Alexandre est minuscule sur le plan. D’ailleurs, son appartement est si insignifiant qu’il est tout entier contenu dans l’épaisseur du trait du plan, qui est aussi la ville. Le plan est la ville, et inversement : les deux dimensions se confondent. Un de ses amis vit dans une impasse qui, trop insignifiante encore, disparait régulièrement à cause de la négligence des cartographes. Un autre vit sur la pliure, ce qui défigure l’appartement, poussant ses parents excédés à déménager. C’est une grande idée de roman.
Très vite, on pense au Perec de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, ou encore à quelques flâneries Modianesques, mais on pense surtout à Boris Vian. On lit Antonin Crenn comme on lisait Vian lorsqu’il était encore à la mode, étonnés de ses coups de boutoir incessants contre le réel. Bientôt, le bel Alexandre s’autorisera une fugue vers Rome, où il se laissera prendre aux joies des sens et de la troisième dimension. On n’en dira pas plus.
La phrase d’Antonin Crenn est douce et souple, parfaitement dentelée, et s’autorise parfois quelques jolies ruades. Alexandre pose sur le monde un regard d’esthète charmant ; il considère les espaces, les architectures, les sculptures et les toiles de maître qui peuplent sa vie anonyme. Il s’arrime aux détails du monde les plus petits — ici, la lueur d’une cigarette dans la nuit — , il se perd parfois, mais pendant sa fuite il fera l’apprentissage de l’âge adulte.
Inventif, L’Épaisseur du trait n’a pas non plus peur des mots naïfs. On admire la redondance de formules que beaucoup ne se permettraient pas : « parce que c’était bon », « c’était agréable de », « la scène était belle » etc., des mots simples, bêtas, desquels on serait pourtant mal avisés de se moquer. À travers le personnage d’Alexandre, délicieusement lunaire, l’auteur ose l’évocation de la plus grande simplicité d’être au monde ; l’affirmation qu’il faut dire haut et fort ce que les sensations ont de plus ingénu.
Alors on glisse sur la langue. On est derrière Alexandre, on ne le quitte pas d’une semelle, on partage ses plaisirs majuscules de Paris à Rome. On voudrait en même temps que lui s’immerger dans le Tibre ou fréquenter l’impasse Mousset quand elle n’a pas disparu. Sur tous les plans, donc, une franche réussite.