[NOUVEAUTÉ] Village, de Joachim Séné 22 août 2018 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : , , ,

On suit Joachim Séné depuis plusieurs années. Je dis on car c'est, je pense, une dynamique commune. Et son travail, qu'il se donne à lire en ligne, en revue ou dans des publications papier ou numériques, parfois à la jonction de la littérature et de la programmation, parfois dans le domaine sonore (cf. l'aiR Nu, radio littéraire sur le web qu'il co-anime avec Pierre Cohen-Hadria, Mathilde Roux et Anne Savelli), figure parmi les plus stimulants de ce que le web littéraire a pu faire éclore ces dernières années. On l'a suivi dans les hapax, on l'a suivi dans le tumulte de la vie de bureau et de la crise financière (liste non exhaustive). Aussi, lorsqu'il nous propose de nous emmener dans le temps, on ne peut que le suivre.

Village est un roman des temps, en réalité. Au pluriel. Présent et passé, qui se chevauchent, se cherchent et se découvrent l'un l'autre ; ils sont deux territoires limitrophes et la frontière est toujours floue en ce qui les concerne. Elle se compose de questions. D'où vient-on ? Quel est le terreau qui nous a engendré ? Jusqu'où peuvent aller les souvenirs ? Était-on bien soi lorsque l'on était nous, mais plus jeune de plusieurs années ? Ou alors un autre, un étranger qu'il convient d'apprivoiser encore et toujours, d'approcher avec tact, pour gagner sa confiance ? Dans l'écriture, Joachim Séné est dans ce geste-là : la quête de la confiance. Il s'approche à pas de loup d'une figure qui se dessine, tantôt enfant, tantôt adolescent, bientôt jeune homme, pour mieux saisir la topographie des territoires : celle de notre environnement propre et celle qui nous fait tenir debout. Où se trouve précisément la frontière. Et pourquoi la couleur de la terre, ici, a toute son importance.

C'est un grand bonheur de publier ce livre et de le faire débuter notre (modeste mais non moins vigoureuse) rentrée. De travailler avec Christine Jeanney sur le texte, d'échanger avec Roxane Lecomte jusqu'à ce qu'une couverture parfaite surgisse un matin. Et de constater, peut-etre par un effort de vision inconsciente, peut-être aussi un peu par hasard, que ce livre s'articule parfaitement avec d'autres que nous avons publiés ou que nous ferons paraître cette année : je pense au Lieuxde Daniel Bourrion, au Cor de Lionel-Édouard Martin et au premier roman de Sarah Roubato, 30 ans dans une heure (on se donne rendez-vous respectivement la semaine prochaine et dans quinze jours pour ces deux-là). Il y a ici une vrai cohérence à publier ces livres qui savent chercher en nous et en-dehors de nous les terres fertiles, qui savent ponctuer l'espace d'instants visibles pour reprendre les mots de Jacques Ancet, dans un prochain livre à paraître au début de l'année prochaine. Nous sommes tous, sur cette frontière-là, en quête d'espaces. Au pluriel encore.

GV

 

Aux abords de la ville, au bout d’un périphérique, d’une voie rapide, d’une nationale, d’une départementale : le Village. C’est un lieu.

Mais le Village, c’est aussi un temps.

Un temps de l’écart, pris dans le feuilleté des constructions et des démolitions, dans les terres labourées, désertées qu’on voit depuis les lucarnes des greniers.

Joachim Séné s’empare de ce temps, de ce lieu, pour dessiner, avec ses formes et ses couleurs, un village réel et légendaire, le Village. S’y accrochent des souvenirs, des gestes, des visages. Les siens, les nôtres, ou ceux d’un « tu » qu’on imagine proche et qui nous parle depuis un chemin de cailloux où pédale un garçon – avec ses rêves, ses inadéquations, ses frayeurs et ses attaches incompressibles.

Une queue de comète se forme, comme si la lumière s’adaptait à nos yeux : le Village, traversé de toutes ces strates temporelles, apparaît, ici et maintenant. Des barrières impossibles à franchir s’écartent. Nous entrons.

 

Lire un extrait

 

Je me souviens de toi. Tu joues au ballon dans l’ancienne cour de ferme – anciens clapiers, ancien poulailler, ancien pigeonnier, ancienne grange à paille, tous devenus atelier, débarras pour outils de jardin, local poubelles, garage à vélos, garage à voitures –, carrée de briques rouges et tuiles rouge nuage, gouttières qui ont charrié combien de pluies et d’orages, liseré métal en ce décor rouge, le tout enserre une pelouse vert sombre qualité sport ombragée d’un vieux marronnier au tronc large comme une table de salon, un vieux tronc d’avant nous, ridé et calme poussant ses branches au-dessus de la pelouse, au-dessus des toits des clapiers qui ont conservé leur nom, s’ils ont perdu leur fonction. Vue de la cour, la maison a deux grands yeux sévères : fenêtres du salon et de la salle à manger de part et d’autre de la porte d’entrée qui est un rectangle blanc aux carreaux gris translucides, mais de l’extérieur seule l’ombre de l’intérieur paraît. Elle a le front bas cette maison et ta chambre est à l’étage, un Velux essaie parfois d’aérer les vieux souvenirs. À l’arrière du crâne, le grenier, poussière et noir et blanc, vieilles valises de cuir comme on n’en voyait déjà plus alors, ta mère garde tout depuis toujours et sa mère avant elle : photos de famille, vêtements d’enfants, pendentifs, une broche de cheveux et quelques autres objets qu’on découvre au grenier sans qu’ils aient besoin d’y être rangés.

Tu as dix ans, par la fenêtre de la salle à manger je te vois regarder la cour de pelouse divisée par le chemin dallé. Au bout du chemin la grille de fer forgé est comme une deuxième fenêtre sur le bandeau gris de la rue où passent voitures, marcheurs, enfants qui jouent, tracteurs, chevaux et chiens et tu vois enfin les champs – disons qu’ils sont de blé au début de l’hiver et que de jeunes pousses vertes forment un duvet sur la terre froide, jusqu’à l’horizon bordé de platanes de la nationale ; c’est la direction de l’est.

Devant la grille et devant les murs crépis de blanc, de l’autre côté de la rue, les deux champs de blé, de pommes de terre, de petits pois. Jamais en jachère, bien qu’ils le furent, sans doute, il y a cent ans ou plus. Ces deux champs sont le plus souvent de cultures différentes et ne s’entendent guère : séparés par une haie géante de hauts peupliers, saules, chênes, pommiers, noisetiers, sureaux, ronciers, orties, pierres tranchantes et ombres cachées sur l’étroit chemin de terre et de cahots, premiers baisers, premiers ébats, premiers petits animaux torturés, premier feu de paille.

La rue où tu vis est en cul-de-sac, il n’y a rien en sortant à gauche, qu’au bout le cimetière du Village. Devant le cimetière la route s’essouffle en petits cailloux et en poussière grise, idéal pour les dérapages à vélo, après cinq cent mètres à fond la caisse. Mais le soir il te faut vite rentrer car nous connaissons, du Village, les histoires de fantômes qui, faits de fumée blanche, sortent des tombeaux pour agripper tes roues de vélo, tes chevilles, et te tirer à eux et tout ce qui restera de toi alors sera la trace de tes mains essayant de se retenir au gravier des allées. Pour aller au cimetière, grand plateau, petit braquet, longeant les haies sauvages, devinant au passage dans les fourrés les animaux enragés qui grognent et menacent, les animaux prédateurs qui te courent après, leur souffle au rythme de ton pédalier, le vol continu des balles perdues des chasseurs, les fantômes des soldats morts. Car tu le sais : le plat pays du Santerre est le sang de la terre, c’est là que tu vis. Et les briques des maisons sont de terre rouge. Et ces obus trouvés dans les champs. Et tous ces cadavres que tu sais sous le limon, nourrissant haricots et patates, tous ces soldats morts à chaque guerre depuis mille ans, chaque guerre se plaît à jouer ici depuis sûrement plus de mille ans, les flèches du Moyen Âge et les obus du XXe siècle partageant un goût pour ces horizons plats à faible densité de population.

L’ancienne briqueterie, au bord d’un bois. Ne restent qu’une cheminée et des briques en tas. Tu en ramasses une, tu la soupèses et tu as l’impression de tenir le pays dans ta main. Et dire que ta maison est faite de ça… Pouvoir la lancer et qu’elle casse, qu’il ne reste rien que la poussière de la cour et de la rue, la poussière soufflée depuis les champs par un vent horizontal et plat comme l’horizon, un vent qui peut, l’hiver, coucher la fumée des cheminées, effacer la fumée et la cheminée, et la maison dessous, sous la bruine blanche, le brouillard, l’oubli… Que cela soit possible te donne envie de partir pour la ville, même sans jamais y avoir mis les pieds car Lacour, à cinq kilomètres, n’est bien sûr pas une ville, malgré ses quatre ou cinq mille habitants et son supermarché avec grand parking et station essence. Une brique seule, tu as vu ce qu’une brique seule peut avoir de léger, de sec et cassant. Morceau de sucre rouge du Santerre, et l’Histoire enfermée dedans qui peut aussi casser, s’oublier, mais tout est dans la terre, tu le sais quand les pièces de monnaie, les obus, les balles remontent, bien des années plus tard.

Partir pour une ville, n’importe laquelle, c’est l’idée de ville qui te guide. L’idée de ville, celle de la télé, Los Angeles, San Francisco, les autoroutes et le désert, exactement ton autoroute vers l’ouest, à quelques kilomètres du Village, qui traverse les champs poussiéreux l’été avec leurs ombres de moissonneuses et de peupliers qui se découpent sur l’horizon rouge, c’est cette autoroute de série télé que tu veux prendre, plus tard pour atteindre cette ville sous laquelle il n’y a pas de terre, rien que du bitume coulé sur un plus vieux bitume, lui-même coulé sur des pavés, ceux de la ville quand elle fut construite à même la terre, une terre si ancienne que sans guerre ni souvenirs, peut-être.

 

 

264 pages
ISBN papier 978-2-37177-533-6
ISBN numérique 978-2-37177-197-0
20€ / 5,99€

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