[NOUVEAUTÉ] L'âme du miroir, de Stavroùla Dimitrìou 30 mai 2018 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : collection grèce, michel volkovitch, Stavroùla Dimitrìou
En l'espace de quelques semaines, nous avons traversé la fin du monde telle que nous l'annoncent les tueurs sanguinaires et les sectes secrètes d'Al teatro (premier volume, Cavalier seul, déjà disponible, le deuxième suivra en fin d'année), la fin du monde réinventée par Claire Dutrait (mêlée au mythe d'Orphée et d'Eurydice), la fin du monde méditerranéen de Mô (avec ce sixième tome, Malaïgue, qui l'a condamné au pourrissement) et cet interminable début de la fin qu'est notre monde présent, perpétuellement en crise (troisième volume du Journal de la crise de Laurent Grisel consacré à l'année 2008). Une cinquième fin du monde est à prévoir, cette fois dans un passé plus lointain, vous la retrouverez dans ce magnifique roman, disponible aujourd'hui, intitulé L'âme du miroir.
Ce roman maudit, Stavroùla Dimitrìou le consacre à une épidémie de peste qui, au début du 19e siècle, décime la moitié de la population d'une ville au nord de la Grèce. Une ville au carrefour des cultures et des populations. Une ville où l'on passe d'un personnage à l'autre, de secret en péril, et de péril en prière. Ces pages hallucinées, découvertes et traduites comme de coutume par Michel Volkovitch (qui présente ici le livre dans une postface lumineuse à découvrir un peu plus bas), dictent un souffle dévastateur : le souffle de l'Apocalypse. Le tout dans une langue d'une poésie rare, une langue d'aujourd'hui, que nous sommes les premiers, en France, à vous faire découvrir.
Extrait
Ils partent pour Philat. Arrivent à Philat. Vont vers Philat. Sur Philat. Dans Philat. La ville, comme une gravure, sur un trapèze de montagnes. Une telle hauteur ouvrant sur un précipice… pour être voisine de Dieu. Tranquille comme la pierre, retirée en elle-même. Les Cimmériens l’ont oubliée. Le roi des Molosses ne s’en souvient plus.
La grande route est un antique ruban de terre noire et grasse, aux pavés usés, gluants, tels des crânes mal enterrés. Qu’un marais au milieu sépare en deux routes. Comme si l’on s’écartait du chemin. La légion des chevaux ancestraux passait par là pour entrer dans la ville.
Des maisons de pierre comme des tours de guet. Porte en bois, serrure de fer, clous à large tête. Mille et dix serrures, enfermant cinq ou six âmes chacune. Hautes fenêtres grillagées. Quand elles s’ouvrent, on entend des amanès tosques lugubres, comme si la voix venait du fond de la terre, comme si la terre elle-même chantait. Si lents qu’on les commence au matin pour finir en même temps que le jour, quand on commence à psalmodier les bonsoir, puis les bonne nuit avec des allah ! allah ! mêlés à des Notre Père en deux langues.
Une forêt ancienne à la sortie de la ville, avec sa légende du bouleau qui dort — on avait vu Artémis nouer sa sandale. Les troncs servent à faire les toits et les coffres. On craint la forêt. Là-bas, dit-on, l’homme devient une bête, et on y entre peu.
Il y a aussi des puits. Dès qu’un puits se présentait, bientôt des maisons surgissaient autour une à une et un quartier se formait. Les puits étaient malins. Ils arrivaient les premiers pour choisir l’endroit.
Quand on veut parler de quelque chose d’ancien, on dit « Du temps de l’Amazone… » Lorsque la Guerrière ébranlait les montagnes, que la terre frémissait, qu’un couteau invisible coupait la ville en morceaux, qui tombaient les uns sur les autres. Vint ensuite un cyclone dont les flammes firent de la ville un four. Et ses habitants devinrent des statuettes d’argile.
Devlet Ousmanye, État turc en lettres grecques penchées sur le sérail du spahi. La moitié de la ville au moins convertie aux Turcs. Restaient le quartier chrétien et la cloche. Et la bouche, pour dire le décret de Sinan Pacha : « Si vous ne vous inclinez pas, sachez que nous vous détruirons vous et vos biens, et Dieu vous en tiendra responsables. »
La moitié d’entre eux piétinèrent leurs serments et changèrent de dieu, se donnèrent de nouveaux noms, tous religieux, abandonnant les anciens, peu à peu, comme on ôte une bague. Nouvelles races, nouvelles lignées, terribles alliances. On eût dit que le Diable était parmi eux, avec une langue, des matrices, des oreilles, pour les séparer.
La bouche pour dire aussi l’histoire de la cloche. La cloche était du pays. Depuis des générations. Commandée à Yànnena sous le règne de Marie Paléologue. Le bourreau du Pacha vint ramasser tout ce que la ville avait de bronze et autres métaux. « Le firmanréclame dix-huit cloches. Avec celle-là, dix-neuf. » Le rom, un voleur, s’assit à califourchon sur la poutre soutenant la cloche. D’un coup de hache il coupa la corde et la cloche tomba sur le pavé. Tuant deux Turcs. De colère, ils dévastèrent l’église et laissèrent la cloche.
L'Apocalypse, encore (postface par Michel Volkovitch)
Ceci est un roman historique.
Ceci n’est pas un roman historique.
Oui, les événements rapportés ici ont bel et bien eu lieu jadis ; des documents d’époque l’attestent, que l’auteure a étudiés de près. Nous sommes en 1814, dans la petite ville de Philat (aujourd’hui Filiàtes), située en Épire, au nord-ouest de la Grèce actuelle, près de la frontière albanaise. Cette zone, occupée par les Turcs depuis le XVe siècle, le restera jusqu’en 1912. Gouvernée par le célèbre vizir Ali Pacha, elle abrite, comme toute la Méditerranée à l’époque, une population très mêlée où se côtoient chrétiens, juifs et musulmans. Ces derniers, appelés ici « Turcs », sont en fait des Grecs convertis au cours des siècles. Parmi les habitants, on trouve aussi de nombreux Arvanites, descendants des Doriens, qui parlent un dialecte proche de l’albanais. Philat est une polyphonie de religions et de langues.
La peste, amenée dans des tissus volés à des marchands étrangers, s’abat sur la ville. Elle va tuer 2500 personnes. François Pouqueville, médecin et consul de France, envoyé par Ali Pacha pour combattre l’épidémie, racontera dans ses mémoires comment les chefs des trois clergés locaux, unanimes pour une fois, l’ont envoyé rudement balader : la peste, selon eux, est une punition divine dont il est sacrilège d’entraver le cours.
Stavroùla Dimitrìou connaît bien Filiàtes, elle y est née. Elle tient là un sujet en or : un événement spectaculaire, une société mal connue, haute en couleur, passionnante. Elle pourrait raconter son histoire de façon classique et raisonnable, mais non : elle veut aller plus loin, nous plonger dans le chaos avec elle et ses personnages. D’où ce récit souvent elliptique, parfois obscur, pour que le lecteur soit un peu perdu par moments, qu’il partage l’effarement et l’effroi de ces gens-là devant ce qui leur tombe dessus. Il faut qu’il découvre ce monde ancien, si étranger à nos esprits cartésiens — ce ne sont pas deux siècles qui nous en séparent, mais au moins cinq —, qu’il le découvre avec les yeux d’un homme de ce temps-là, pour qui tout est horreur ou merveille, ou les deux ensemble. D’où cet étalage de superstitions, de délires, de monstres, cette présence obsédante, cette puissance des forces naturelles : dans ces pages hallucinées, le ciel, les étoiles, le soleil, la lune sont des êtres vivants. Cette chronique bien documentée est en même temps un poème, avec ses images flamboyantes, son regard visionnaire — car ce qui fait la poésie, ce n’est pas d’aller souvent à la ligne, mais de voir le monde avec de meilleurs yeux.
La scène est à Philat, et partout ailleurs. L’âme du miroir, ce roman-poème au lyrisme cosmique, dépasse le cadre étroit d’une région ou d’un pays. On est surtout sensible, en le lisant, à sa dimension universelle. Mais si la réalité qu’il décrit nous emmène très loin de la Grèce actuelle, cela n’empêche pas ce livre d’être en même temps, plus souterrainement, profondément grec.
On y trouve d’abord, exacerbée, la même obsession de la mort, la même étonnante familiarité avec elle que dans tant d’ouvrages de son pays, d’hier ou d’aujourd’hui, prose ou poésie — et là, on se retient pour ne pas dévoiler la terrible fin de l’histoire… Ce récit est une danse macabre, digne de celles d’autrefois, dansée sur la nef des fous. À noter tout de même que l’auteure, en même temps, livre au passage une bonne recette contre la mort : certains de ses personnages vont survivre, portés qu’ils sont par une passion. Et la passion, cela aussi, c’est très grec.
Ensuite, on vérifie tout au long de ces pages que les Grecs sont nettement plus imprégnés par la Bible que nous — même si cet attachement s’avère plus culturel que cultuel, même si le paganisme a largement déteint sur cette tradition chrétienne. Le souffle d’épouvante qui balaie ces pages, c’est avant tout, brûlant, celui de l’Apocalypse.
Et là, on ne peut s’empêcher de penser à un autre livre grec, écrit lui aussi au début de ce nouveau siècle, très différent de celui-ci en apparence, mais hanté lui aussi par le thème de la catastrophe. Dans Ça va aller, tu vas voir, de Chrìstos Ikonòmou, la catastrophe est seulement pressentie, tandis que dans L’âme du miroir elle s’accomplit sous nos yeux ; mais comment ne pas voir, dans les deux cas, l’annonce de l’épreuve cruelle qui frappe aujourd’hui la Grèce ? Cette histoire de marchandises arrivées de l’étranger qui vont rendre le pays malade, ne serait-elle pas prémonitoire ? Un esprit rationnel objectera que les deux livres ont été écrits avant la crise (juste avant), mais les écrivains ne sont-ils pas comme les animaux sauvages, qui sentent venir avant nous séismes et raz-de-marée ?
192 pages
ISBN papier 978-2-37177-550-3
ISBN numérique 978-2-37177-192-5
17€ / 5,99€
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