[NOUVEAUTÉ] De la Mère et de la Patrie, de Bożena Keff 14 février 2018 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : Arnaud Maïsetti, Bożena Keff, Monika Próchniewicz, sarah cillaire, théâtre contemporain, thtr, traduction
Deuxième temps de notre rentrée théâtrale en ce début d'année : De la Mère et de la Patrie, de Bożena Keff. Pièce présentée ici par Arnaud Maïsetti pour la collection ThTr et les deux traductrices du livre, Sarah Cillaire et Monika Próchniewicz. Autour de Bożena Keff et de son œuvre, voir le site retors.net.
Écrite en 2008, la pièce de Bożena Keff rencontra un écho retentissant en Pologne lors de sa création. C’est qu’elle témoigne avec une violence et une profondeur rares des enjeux qui secouent depuis des décennies la société polonaise, entre souvenirs de la Shoah et montée d’un antisémitisme d’État. Si elle révèle les tensions d’un pays en prise avec sa mémoire, elle met au jour aussi celles de l’Europe et de notre temps. À l’heure où les derniers survivants des Camps disparaissent, c’est la question du devenir de notre Histoire qui se pose, des fantômes qui la hantent. Entre mémoire maternelle et violence paternelle, entre Histoire et Patrie, entre le silence du passé et l’impasse du présent, comment s’inventer une vie qui soit résolument la nôtre ? C’est dans une pièce qui prend la forme d’un oratorio sidérant de puissance, convoquant figures mythiques et contemporaines, Demeter et Lara Croft, lyrisme prophétique et rage de l’insulte, que Bożena Keff invoque l’histoire pour mieux terrasser ces fantômes – ou apprendre à vivre avec eux ? Pièce énigmatique et vertigineuse, « œuvre-monstre », que présentent ici les deux traductrices, Sarah Cillaire et Monika Próchniewicz, qui en proposent la première traduction en français, De la mère et de la Patrie traverse les formes les plus antiques du théâtre pour dire la tragédie du présent, afin aussi de trouver les forces de lui résister.
Arnaud Maïsetti
Préface
« L’œuvre-monstre »
En 2008 paraît en Pologne De la Mère et de la Patrie de Bożena Keff (Éditions Ha!art, Cracovie). Salué par la critique, le livre est finaliste du prix NIKE 2009, le Goncourt polonais. Rapidement traduit en allemand, anglais (américain), espagnol et italien, il trouve un écho presque immédiat dans le milieu théâtral polonais : en 2010, Marcin Liber présente sa mise en scène au Teatr Współczesny de Szczecin. L’année suivante, celle de Jan Klata rejoint la programmation du Teatr Polski de Wrocław. Ce spectacle reçoit également plusieurs prix aux festivals de Szczecin, Toruń, Łódź, Kalisz, Cracovie et Zabrze.
L’intrigue, qui est celle d’un affrontement entre une mère et sa fille, pourrait être une simple reprise d’un conflit psychanalytique classique si elle n’était traversée par le contexte de guerre, de la Shoah et de l’antisémitisme en Pologne. Associant théâtre, poésie et récit, De la Mère et de la Patrie impose également une forme particulière : présenté comme un oratorio, le récit est divisé en huit parties auxquelles s’ajoutent un prologue et un épilogue. Parmi les choix formels de Bożena Keff, l’éclatement des répliques contribue au caractère inclassable du texte et si les protagonistes restent la mère et sa fille, leurs voix se déclinent en plusieurs figures — la mère est tantôt Meter, Déméter, Alien, Nola ou la propriétaire ; la fille, nommée ironiquement Orette, tantôt Ripley, Coré-Perséphone ou la narratrice. L’importance donnée au rythme, la déconstruction de la syntaxe et l’usage de la métaphore agissent comme de forts marqueurs poétiques. L’auteure, poète avant tout, privilégie cependant une structure dramatique et musicale : la présence d’un chœur évoque la tragédie antique, certaines répliques sont identifiées par des termes musicologiques (par exemple la basse, l’alto ou le soprano de la mère), les tirades deviennent des « chants », on trouve ça et là des références à Don Giovanni, Paul Robeson, John Lennon… Cette alliance de poésie, de théâtre et de musique donne à l’œuvre sa dimension hybride. « Utwór–potwór » résume l’auteure en polonais — « l’œuvre-monstre » — désignant non seulement les mâchoires de la tenaille qui enserrent la narratrice, mais aussi la nature composite du texte.
Dans leur postface à l’édition polonaise, Maria Janion et Izabela Filipiak évoquent à ce propos la réactivation possible d’un genre d’oratorio ancien inventé au XVIIe siècle en Italie, d’abord religieux, mais vite laïcisé et dépourvu, contrairement à l’opéra, d’une intrigue basée sur l’amour, le mensonge ou le meurtre. Or, si l’oratorio se caractérise par un langage soutenu, le texte de Bożena Keff déploie à l’inverse des registres contrastés où les figures mythologiques voisinent avec celles de romans ou de films dits populaires, où les chants des personnages et les interventions du chœur, parfois solennels, contiennent systématiquement des mots triviaux ainsi que des injures.
Le couple « mère-patrie »
Dès le titre, l’auteure s’attaque aux principales instances d’autorité qui forment l’identité d’un individu — la mère et, à défaut du père, la patrie. L’affront ici s’annonce double : la patrie, nom dérivé en polonais et en français de l’étymologie « père », se pose comme l’élément masculin du couple parental traditionnel. La nature de la relation mère-fille se trouve ainsi étroitement liée au conflit qui vise une « patrie » comprise au sens large, à travers les enjeux passés et actuels de la société polonaise.
La Russie s’étend loin à l’est et tout entière s’y évacue,
sauf ceux qu’on a déportés en Sibérie, comme le frère de Nola, ce qu’elle ignore.
Pour l’instant elle fonce droit devant — derrière elle arrive l’armée d’arhiman, l’infanterie,
l’aviation et les chars — les démons de l’ouest en camions, Jeeps,
motocyclettes et à pied, néanmoins bien chaussés,
laissant derrière eux les dépouilles, celles des autres et les leurs, et en avant, et en avant ;
Nola se serre avec les gens dans des wagons de trains de marchandises,
travaille dans des usines, coud, tombe malade du typhus, souffre la faim et s’enfuit de nouveau
en train à travers les steppes et au-dessus des trains le serpent à plumes de la Luftwaffe
agite sa queue emprisonne les locomotives arrête détruit les wagons,
puis chasse l’homme, pique au sol rabat vise ; il a ici un bon soweto il a ici un bon safari !
La Mère comme la Patrie sont avant tout des victimes de la Seconde Guerre mondiale. Nola (la mère) semble avoir tout subi : les champs de bataille jonchés de cadavres, la déportation, le travail forcé, la maladie, la faim. Son témoignage transforme la grande machine de guerre en un animal légendaire livré à une chasse meurtrière. Ces épreuves ne sont pas seulement celles d’un pays férocement occupé par l’Allemagne nazie ; dès les premiers chants, nous apprenons que la famille maternelle a disparu durant la Shoah. Nola, unique survivante, est aussi seule gardienne de la mémoire familiale. Mais la perte fait si mal qu’elle ne peut en décrire précisément les circonstances. La nature indicible des faits s’est-elle renforcée au contact d’un antisémitisme polonais toujours vivace ? Pour choquant que cela puisse paraître, celui-ci n’a en effet pas disparu à la Libération. Les Juifs subissent encore discriminations et stigmatisation et cette Pologne d’après-guerre, violemment amnésique, fait l’objet d’un portrait acéré :
Narratrice
[…]
Ils ne comprennent pas leur propre histoire et n’ont pas d’identité,
ne savent pas compatir, ne connaissent pas l’empathie, ces post-esclaves de la noblesse,
et nobles, il semble que tous le soient. Une tribu agglutinée autour d’un mythe,
ici l’individualité est interdite.
Ici un paysan doit être un paysan, un fils, qui gouverne la femme-mère
L’étranger doit être un juif et comploter au sous-sol.
[…]
Chœur
Les Juifs soi-disant tués, mais éternellement vivants, ont une force telle qu’ils se multiplient morts,
sur leurs restes se tient plus d’un quartier, des églises sur leurs os et des HLM,
des rues et des parcs, la ville varsovie sur les cendres juives.
Et qui leur a demandé de se décomposer ici ?!
La conscience de la responsabilité polonaise à l’égard des Juifs avant, pendant et après la guerre, n’a émergé de façon collective qu’au début des années 2000, grâce aux travaux des historiens. La parution des Voisins, un massacre de Juifs en Pologne de Jan Tomasz Gross frappera alors l’opinion publique. Depuis, de nombreux ouvrages, souvent publiés par l’Institut historique juif de Varsovie, permettent de revenir de façon critique sur le mythe patriotique du Polonais martyr et héroïque dont s’empare entre autres l’extrême droite, non sans succès. Cette instrumentalisation politique de l’ignorance et du déni rend vraisemblable la cruauté antisémite retranscrite par Keff tout au long du texte. Cet antisémitisme entache jusqu’aux épisodes les plus positifs de l’Histoire polonaise :
Partout on entend juifs et juifs, s’il n’y avait pas ces juifs,
pas ces Rakowski et Urban, ça serait différent
s’il n’y avait pas ces juifs,
ce KOR ces michnik blumsztajn kuroń, la pologne serait la pologne,
ornée par le vrai le beau et le bon polonais.
Hitler les a décimés, mais pas exterminés !
Le discours rapporté par Keff pourfend aussi bien le prétendu « judéo-bolchévisme » du Parti Communiste que KOR, l’opposition démocratique naissante. Ainsi, les leaders de KOR (Adam Michnik, Seweryn Blumsztajn et Jacek Kuroń) sont placés sur le même plan que leurs persécuteurs communistes au pouvoir (Mieczysław Rakowski et Jerzy Urban). Ce genre de propos, fréquent, reprend une croyance profondément enfouie dans la société polonaise : ennemi par excellence, « le juif » sert à désigner toute personne qui, pour une raison ou une autre, suscite l’animosité. Raccourci particulièrement atroce, le caractère « non-définitif » de la Shoah est d’ailleurs mentionné dans la dernière phrase du passage cité. L’immaturité de la société polonaise expliquerait en partie cette incapacité à regarder et à accepter la vérité historique. Depuis le Romantisme, les Polonais seraient comme envoûtés par des grands mythes tels le messianisme ou le prométhéisme — la remise en cause du récit national s’en trouverait entravée. Ce courant romantique, devenu presque une malédiction, exercerait une influence puissante sur la conscience collective : ainsi, dans la Partie VI de De la Mère et de la Patrie, la fille se compare au vampire Nosferatu, étranger au monde et coupé de sa propre vie : « Je suis comme un spectre, comme du brouillard et comme un délire ». Cette « existence spectrale » fait partie de l’héritage romantique, de même que la fonction de poète-prophète que la narratrice s’attribue avec ironie.
La fille et son « armée de personnages »
En principe, la Mère comme la Patrie devraient bénéficier de la compassion due aux victimes de guerre, mais leur statut de victimes absolues les a rendues monstrueuses. Cette monstruosité, Bożena Keff l’exploite avec force. La Mère passe son temps à ressasser le passé et, gardant jalousement la propriété de son récit, raconte sa vie tantôt comme un roman d’aventures plein de rebondissements, tantôt comme une tragédie. Sa fille en est exclue au point de ne pouvoir revendiquer ses liens de parenté :
— Tu parles donc de ma grand-mère – dit Orette – tu parles de ma tante.
— Grand-mère – répète Meter, tu es tombée sur la tête ? Qu’est-ce que ces héros, mon enfant,
auraient à voir avec toi ? C’est à moi que cette histoire est arrivée.
J’ai dû la vivre toute seule.
Toi, tu n’as Rien à Voir avec Rien.
Ce sont les morts de la mère, sa souffrance, son martyre. Réduite à la seule fonction de témoin passif, la fille cherche malgré tout à s’émanciper. Mère et fille représentent deux générations de Juifs ayant survécu à l’Holocauste ; pour la mère, cette tragédie est un destin exceptionnel face auquel la vie de sa fille ne peut se mesurer. L’expérience de la fille est, quant à elle, représentative de la deuxième génération pour qui se situer face au témoignage des parents devient salutaire, comme dans Maus d’Art Spiegelman dont Keff revendique l’inspiration. Si la fille respecte la valeur du récit testimonial, elle en dénonce aussi le poids écrasant. Chez Keff en effet, l’emprise de la mère se confond avec l’importance historique de la Shoah. Au risque de la désacralisation, l’émancipation doit pourtant avoir lieu.
En rêve je tiens — debout dans une gare —
je tiens quelque chose de petit, comme un enfant, âgé d’un an ou deux,
mais ce n’est pas un enfant juste un lambeau velu qui hurle
se tord se démène, tignasse tachée de sang,
je dois le tenir, l’empêcher de tomber, pourquoi je le dois je ne sais pas,
c’est arrivé comme par surprise ; j’ai un peu mal au cœur
et un peu de chagrin. Là, comme une blessure, et à côté sur la tignasse — du sang,
ça pue le brûlé s’arc-boute se démène ; je peux à peine le tenir,
il hurle constamment, quand reprend-il son souffle je ne sais pas,
ce hurlement m’assourdit m’aveugle. Concentrée et affolée j’essaye de ne pas lâcher,
de quoi s’agit-il, je ne sais pas, de quelque chose qui est arrivé ;
je pensais le tenir juste un instant,
mais déjà je vois que personne ne me le prendra,
les trains partent et les gens passent
et moi je reste là qu’est-ce que j’attends je ne sais pas.
La pièce s’ouvre ainsi sur un fragment cauchemardesque : un enfant presque animal, déchiré et ensanglanté, s’échappe avec violence des bras censés le protéger. Cette irruption brutale semble un fait accompli, irréversible. La scène iconique de la mère portant son enfant dans les bras se transforme ici en vision d’horreur. Plus loin dans la pièce, l’ambivalence des sentiments revient sous un mode tout aussi grinçant :
Ah, ma jolie petite fille, avait l’habitude de dire sa Meter
(Orette va bientôt gerber, bientôt dégueuler),
elle aime admirer son produit,
sa propre viande, mais à l’extérieur ;
quels cheveux quelle peau quelles tripes petite veste talons,
elle veut savoir si l’estomac fonctionne bien,
si le cœur pompe et comment va le petit foie,
cinquante kilos de viande de premier choix plus les abats,
et avec ça Deux Bonnes Oreilles.
Une telle interprétation de l’amour maternel peut choquer, mais la provocation n’est pas l’unique but de l’écrivain polonais ; la mère à qui l’auteure attribue cette description de la fille a elle-même été victime de la barbarie — l’image du corps devenu viande vient directement de son expérience. L’enfant-femme est perçue comme un prolongement biologique du corps de la mère, une excroissance qu’on peut infantiliser, tyranniser. L’énumération des organes semble louer la performance de la génitrice, son attendrissement est une fierté narcissique. Privée d’existence propre, la fille ne vit qu’à travers le regard de sa Meter. Ce fragment s’achève d’ailleurs sur l’évocation des « Deux Bonnes Oreilles », l’élément qui intéresse le plus la mère, fatalement, puisqu’elle a fait de sa fille une écoutante, caisse de résonance de sa douleur. La singularité dramatique construite par Bożena Keff vient de cette communication altérée. La Mère ignore la transmission : au lieu d’inclure sa fille dans sa quête de sens, elle la destitue de toute singularité. L’amour inconditionnel est ici déconstruit.
Si la narratrice continue de reconnaître à sa mère un statut de victime, passé et présent, elle n’en cherche pas moins un moyen de lutter contre l’emprise double qui l’asphyxie, victimisme maternel versus patriotisme sociétal. Pour ce faire, elle convoque un ensemble de références venues d’univers variés : la mythologie gréco-latine (Déméter et Perséphone-Coré) ou aztèque (Tlaloc, dieu de la pluie), l’exil biblique à Babylone (Psaume 137) et l’esclavage afro-américain (le Mississipi, Paul Robeson, les plantations, Nat Turner), le cinéma d’auteur (Werner Herzog, Michelangelo Antonioni) et la culture populaire (Alien de Ridley Scott, le personnage de Lara Croft). Cette mosaïque rassemble d’un côté des figures de domination et de l’autre des persécutés cherchant leur libération. Brandissant ses références, la fille détient des récits qui la protègent en même temps de la mère et de la patrie. D’après l’expression utilisée par l’auteure lors d’un débat à Paris en novembre 2014, cette « armée de personnages » doit pouvoir assurer sa défense.
Pour leur adaptation à la scène en 2010 et 2011, Marcin Liber comme Jan Klata ont privilégié dans le texte de Keff la charge « contre la Patrie ». Le contexte nationaliste de plus en plus nauséabond en Pologne peut en grande partie expliquer ce choix. Le désamour maternel, traité par Keff dans sa dimension intime et historique, constitue en outre un sujet difficilement représentable. À la lecture de la pièce, c’est pourtant cette question de la transmission « empêchée » après la Shoah, véritable nœud dramatique, qui donne à De la Mère et de la Patrie sa puissance fortement transgressive.
Sarah Cillaire et Monika Próchniewicz
104 pages
ISBN papier 978-2-37177-511-4
ISBN numérique 978-2-37177-176-5
14€ / 5,99€
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