[REVUE DE PRESSE] Nadine Agostini : Histoire d’Io, de Pasiphaé, par conséquent du Minotaure, sur Diacritik 8 février 2018 – Publié dans : Le grand entretien – Mots-clés : diacritik, Jean-Philippe Cazier, nadine agostini
Merci à Jean-Philippe Cazier pour sa belle lecture, à retrouver sur Diacritik
Le titre du livre de Nadine Agostini, Histoire d’Io, de Pasiphaé, par conséquent du Minotaure, peut résonner avec Histoire d’O de Pauline Réage/Dominique Aury, comme il peut être phonétiquement entendu comme « histoire d’Yo », « histoire de Je » (Yo en espagnol). D’Histoire d’O, on pourrait retrouver le personnage féminin, soumise à un désir masculin hétérosexuel et désireuse de ce désir, autant esclave que jouissant. Ainsi Io, objet sexuel de Zeus, trouve son double chez Pasiphaé affirmant un désir brut, non médiatisé par les convenances, la morale, l’humain – désir pour un taureau dont elle veut le sexe en elle pour jouir.
Ces deux directions donnent au livre plusieurs lignes que celui-ci développe : Io transformée en vache, « attachée comme une bête », soumise à celui qui jouit de celle qu’il transforme en objet ; Io en épouse, femme exécutant le travail reproductif que l’on attend d’elle, liée à un mari qui est comme un enfant, ayant l’idée que « Les autres femmes mentent », qu’elles inventent et simulent. Il y a dans le livre cette ligne qui suit le chemin d’une femme prise dans un monde où elle est objet, un monde d’hommes dont elle est le sex toy, l’épouse, la mère, définie par ce désir de l’homme, réduite à se considérer comme idiote, fonctionnant entre vaisselle, courses et ménage. Mais il y a aussi la ligne de Pasiphaé, mariée à Minos mais amoureuse d’un taureau et satisfaisant ce désir en transgressant l’ordre masculin du mariage autant que l’ordre humain : « je jouis hurle longtemps il mugit et je hurle le taureau m’ensemence le taureau est dans mes entrailles il les déchire et il y sème ».
Il y a les deux figures juxtaposées, et qui pourraient se rattacher à une troisième, un Je qui traverse le livre, tour à tour Io, Pasiphaé ou encore « la pers. qui écrit », ou « N.A » comme Nadine Agostini peut-être. Ce Je se diffracte, n’est jamais le même, étant telle ou telle autant que telle et telle puisque ce Je répété peut être celui de personnages différents comme celui d’un seul qui serait plusieurs, qui se dirait à travers plusieurs. Je multiple, changeant, fait de résonances et d’écarts, de différences et non d’une identité. Je-meute plutôt qu’individu. Je paradoxalement anonyme, constitué d’affects changeants, mobiles, au lieu de qualités personnelles et fixes. La « pers. » n’est pas une personne – elle est personne car personne percée, transpercée-traversée par d’autres, impossible à rassembler en une unité, un centre identitaire. Et « N.A. » peut être Nadine Agostini aussi bien que toutes les « N.A » du monde. Ce sont ces aventures du Je, ce Je aventureux s’ignorant lui-même, s’énonçant selon des modalités diverses, différentes et éclatées, hétérogènes, qui forment le Je du livre, celui-ci pouvant prendre aussi la figure du Minotaure qui parle à la première personne mais sans savoir qui parle précisément, quel est ce Je : homme ? animal ? enfant ? monstre ? homme et animal ? entre l’homme et l’animal ?
Ce Je ne peut s’énoncer et n’existe qu’à travers une histoire, des histoires. « Histoire d’Io » signifie que le Je (yo), ici, advient par l’intermédiaire de discours d’autres – impossibilité d’un discours en propre ? –, la première personne étant un masque pour d’autres qui parlent et dont la parole « me » constitue. Alors que l’on pourrait facilement reconnaître ici une logique dévalorisée de l’aliénation, il s’agirait plutôt d’une logique valorisée de la dépersonnalisation, de la multiplication de soi, de l’inclusion en soi d’autres que soi (l’on pourrait relire Histoire d’O à partir de cette perspective). Le Je ici n’existe et ne se dit qu’à l’intérieur d’histoires d’autres, prenant tour à tour le nom des autres (« je suis tous les noms de l’histoire », disait à peu près Artaud). Mais l’histoire dont il est question dans le livre de Nadine Agostini est surtout l’histoire au sens de fiction, de mythe, de conte, de récit inventé, imaginaire. Le Je ici a d’autant moins de consistance propre qu’il est un Je fait de fictions non contraintes par le Je social, psychologiquement « normal », identifiable selon des normes qui l’attacheraient à un type d’énoncé policièrement admissible. Dans la mesure où le Je est constitué de Je fictionnels, littéraires, imaginaires – comme chez Kathy Acker, par exemple –, il ne peut que dériver, changer, être multiple et proliférant puisque c’est ce qu’est par définition la fiction : invention, mobilité, délire. Je « légendé », donc, irréductible à tel énoncé puisqu’il est le mouvement qui passe d’un énoncé à l’autre, d’un nom à l’autre, d’un affect à l’autre : sujet sans sujet mais mouvement et passage, glissement de double en double, toujours entre et autre chose.
Ce qui arrive au Je dans Histoire d’Io arrive également à la langue car un tel Je n’advient que dans la langue. Il faut donc une langue qui lui corresponde, qui le rende possible, et c’est cette langue que cherche Nadine Agostini. Dans ce livre, la langue est glissement, passage, état passager, fragile et éphémère car par définition mobile, sans arrêt entre deux possibles, entre deux énoncés, toujours en train de filer ailleurs. Ce que Nadine Agostini écrit, ce sont des mouvements et vitesses de la langue – langue ralentie ou très rapide. Ce qui définit cette langue est son oralité. La question serait : qu’advient-il à l’écriture lorsqu’elle est orale ? Non pas lorsqu’elle retranscrit des formes orales d’expression, lorsqu’elle mime l’oralité par des artifices syntaxiques, ou lorsqu’elle est simplement lue, dite à haute voix, mais lorsqu’elle est effectivement voix et phonétique, son plutôt que sens. On pourrait considérer que le texte écrit fixe le sens, fige les significations, arrête les résonances et la dissémination qui habitent la langue, ralentissant la langue idéalement à l’extrême, le texte devenant alors un espace aux point fixes, parcourable à sa guise plutôt qu’un temps qui file et efface au fur et à mesure ce qui survient à la surface de son flux. L’écriture de Nadine Agostini fait l’inverse : elle écrit dans le temps, d’une écriture entre des états dans lesquels elle ne s’arrête ou ne se stabilise jamais.
Io devient Pasiphaé qui devient le Minotaure qui devient N.A. qui devient « la pers. ». Le plan de la vie quotidienne la plus banale et contemporaine devient celui de la mythologie. Une femme est aussi une vache. Un homme est aussi – « est » signifiant « devenir » – un taureau. Si tout se mêle, si chaque chose devient sans cesse autre chose – et donc n’est jamais une chose –, c’est que ce qui importe, ce sont les passages, les mouvements, les bordures par lesquelles une chose communique avec autre chose, les devenirs plutôt que les identités. C’est le temps qui importe, la multiplication autant que la dissémination qui lui sont inhérentes.
Cette écriture-temps, chez Nadine Agostini, passe par l’oralité, le son, la dimension phonétique de la langue plus que celle qui la fige dans une écriture morte : « Io sut que cette écriture qui lui sortait par la bouche et qu’elle ne reconnaissait pas comme sienne était sa nouvelle parole ». Une écriture-parole, non une écriture-écriture. Invoquant la figure de Ghérasim Luca, Nadine Agostini immerge la langue dans un processus par lequel se constitue des séries hétérogènes de possibles dont les lignes plurielles sont indiquées, sont ou non parcourues mais en tout cas ouvrent sans cesse le texte à d’autres versions de lui-même, celui-ci étant un entre-deux, ceci et cela, selon un temps qui ne cesse de filer. Pour le dire autrement, de manière plus classique : cette écriture privilégie le signifiant, un signifiant flottant pour un signifié fragilisé ou effacé, un signifiant qui déploie ses propres possibilités, sa propre pluralité interne, libéré de l’inertie de la langue habituelle au profit de vitesses qui lui imposent d’être aspiré vers un au-delà qui le change, le transforme. Le signifié et le sens sont remis en cause au profit d’une langue rendue à sa nature fictionnelle, mobile, faite d’abord de lignes de fuite, d’une instabilité essentielle : « du ventre le manger et les mots le m’man j’ai et les maux l’aimant geai et l’émaux mais non c’est jais et pourquoi geai peut-être parce que le geai cajole et alors en cage le geai cajole-t-il encore le geai le j’ai parce que perhaps Mad Max perhaps not note noter nothing peut-être lui ou bien un autre un nôtre un autre fou ».
Dans cette langue la signification s’abolit autant qu’elle se multiplie, se dissémine et se recompose, existant selon un état rapide, comme un paysage vu à grande vitesse. Le texte est fait de ces lignes rapides, apparaissant et s’effaçant, prises dans le temps d’un devenir universel. Et le Sujet de cette langue, de ce discours ne peut être lui-même qu’évanouissant, se disant autant que dans l’impossibilité de se dire, s’affirmant comme un ne-pas-être, un mouvement sans fin, un ensemble de fractures et de passages. Un Sujet « fou », donc, qui a « perdu la raison ». Un Sujet fictionnel qui est le Sujet de l’écriture, inséparable de l’écriture qu’il est.
Nadine Agostini, Histoire d’Io, de Pasiphaé, par conséquent du Minotaure, éditions Publie.net, 2017, 104 p., 12 € (5 € 99 en version numérique) — Lire un extrait
Nadine Agostini publie également La cerise sur le gâteau, éditions Gros Textes, 2018, 76 p., 10 €.