[REVUE DE PRESSE] La crise, suivie de Je ne me souviens pas, lue par Charybde 5 décembre 2017 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : Charybde, Joachim Séné, La Crise
Article originel à retrouver ici, merci Charybde !
Justification capitaliste hypnotique et dystopie totale, scandées poétiquement en aphorismes libres et acérés.
Sur la photo, LA CRISE C’EST CHAQUE FIN DE MOIS, le S de MOIS est effacé, ou écrit plus vite, moins fort.
La crise c’est chaque fin de moi. Le S écrit en dernier, et soudain il n’y a plus de temps, le mur orangé par les lampadaires s’éclaire un peu plus : c’est une voiture qui approche, peut-être la police. Pas le temps de repasser plusieurs fois sur la lettre. À peine celui de vite la tracer.
Écrire dans l’urgence
Fin de moi.
Chaque fin de mois, je meurs un peu. LA CRISE tue à petit feu. LA CRISE m’efface lettre à lettre.
LA CRISE vide les markers, nettoie les murs, efface les mémoires, tarit les imaginations, essore les moi.
C’est de la rencontre de Joachim Séné avec ce graffiti, sur un mur presque anodin, que naît « La crise », parue chez Publie.net en 2010 et rééditée en 2017. En jouant de toutes les variations possibles du concept de crise utilisé d’abord et avant tout comme mot-outil fondamental de justification des exactions ou des dommages collatéraux du capitalisme, l’auteur a su créer un étrange et imparable récitatif, une sourde litanie dans laquelle le choc des mots est éminemment stratégique. Comme Naomi Klein (« La stratégie du choc », 2007), Joachim Séné distille le sens réel possible des formules journalistiques économiques apprises par cœur et désormais logées plutôt dans la moelle épinière que dans le cerveau, en mode automatique total, pour perpétuellement justifier l’injustifiable. Comme Jean-Charles Massera(« United Problems of Coût de la Main d’Œuvre », 2002), il montre avec brio la manière dont la novlangue orwellienne de la nécessité mondialisatrice heureuse a contaminé le langage quotidien, et en a retourné les mots pour mieux asservir encore ceux qui voudraient les émettre avec une logique véritable. Comme Éric Arlix (« Golden Hello », 2017), il traque les associations improbables de la consommation et de la mise au pas, de la lassitude et de la soumission, de l’incompréhension et de la résignation, dans les faits divers comme dans les leitmotivs d’entreprises, de banques et de cercles de réflexion produisant toujours leur glose à point nommé.
LA CRISE est la pelletée de sel sur la neige de tes illusions. (…)
LA CRISE dort d’un oeil dans une chambre de compensation. (…)
LA CRISE sauve l’entreprise – au fait, merci pour ton départ volontaire, sans rancune, à la prochaine. (…)
LA CRISE porte autour du coup un carton écrit au marqueur SVP pour manger. (…)
LA CRISE est un forfait illimité (…)
LA CRISE n’est pas le talon d’Achille du capitalisme, mais l’épée à plusieurs lames de Damoclès lancée fermement par Hercule-Janus. Ou quelque chose comme ça. (…)
LA CRISE c’est la risée des comptes rendus aux actionnaires. (…)
LA CRISE, de ses millions de bras musclés, sait manier la grue, poser des cloisons de béton armé au trente-septième étage, creuser des tunnels, extraire le pétrole et le diamant et tout ça pour un salaire d’une remarquable humilité.
LA CRISE, de ses doigts fins, sait coller les semelles sous les baskets neuves, les processeurs dans les cartes mères, les fils de cuivre dans les câbles plastiques.
LA CRISE ouvre le livre de compte et ne peut que constater, et elle est désolée, eh oui.
« La crise » est une prose mutante, qui se métamorphose à volonté pour échapper à la traque et envahir les interstices intellectuels et langagiers encore disponibles. Telle le fameux « Carnet Lambert » de Pierre Escot (2015), elle peut recycler quasiment n’importe quel matériau, y compris le plus improbable, pour l’intégrer à son flux insidieux et dominateur. Il est donc plutôt naturel, surtout si l’on calibre la part non négligeable de tonalités volodiniennes et d’humour du désastre qu’elle abrite en son sein, qu’elle débouche, dans cette nouvelle édition, sur une juxtaposition avec un deuxième texte, « Je ne me souviens pas », qui prend forme d’une dystopie dickienne totale, en vers libres. Mobilisant les imaginaires de certaines séries télévisées pré-apocalyptiques comme ceux de théories répétées du capitalisme tardif, jouant habilement de son halo science-fictif, « Je ne me souviens pas » apparaît comme une chronique écrite le soir venu, en l’absence de mémoire, d’un basculement qui s’est opéré, un jour, une semaine ou une année, précédemment – sans qu’on ne sache plus exactement comment. Un enchaînement particulièrement réussi, qui fait de ce petit livre un compagnon particulièrement précieux, étrange lampe de poche aussi explicative qu’ésotérique dans le chaos ambiant.
Je ne me souviens pas de la multiplication des banques, des facilités de paiement anticipé de produits à forte probabilité d’achat. (…)
Je ne me souviens pas de la réglementation des tortures. (…)
Je ne me souviens pas de la dernière fumée sortie de la dernière cheminée, dans le dernier village laissé à l’abandon des mousses radioactives. (…)
Je ne me souviens pas des premières failles non maîtrisées entre multivers. (…)
Je ne me souviens pas de l’éloignement des marées basses, des rifts siphons brûleurs d’océans. (…)
Je ne me souviens pas des déferlements de sable. (…)
Je ne me souviens pas des stérilisations décidées sur présentation de la déclaration de revenus et des trois dernières fiches de paie. (…)
Je ne me souviens pas du PASDEM créateur de Croissance : Programme d’Aide et de Soutien au Développement des Milliardaires.
On peut en écouter un extrait lu par Anne Savelli dans le cadre de son programme « 36 secondes », ici.