[REVUE DE PRESSE] L’écriture comme carte nomade : Juliette Mézenc, Poreuse 19 septembre 2017 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : diacritik, jean-philippe casier, juliette mézenc, poreuse
Merci beaucoup à Jean-Philippe Cazier pour sa belle lecture de Poreuse, sur Diacritik à retrouver ici.
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Dans Poreuse, de Juliette Mézenc, la géographie ne se sépare pas du psychisme et des corps qui l’habitent – ou plutôt la traversent, y circulent, la hantent.
La ville de Sète est évoquée dans le livre, avec son espace particulier, l’omniprésence de la mer, l’horizon aussi large et changeant que le ciel, les nuages, le spectacle grandiose des oiseaux, celui des rythmes et états variés de la lumière. Si la ville est l’objet d’une observation ponctuelle, d’un étonnement, elle n’est pas « à distance » du regard qui la parcourt : par-delà le regard, les affects produits par la contemplation font que ce qui est contemplé pénètre le corps, devient indissociable de sa substance, de même que l’extérieur – qui ne l’est plus absolument – est lui-même indissociable d’une vie psychique et corporelle qui le constituent. La ville est ici une réalité interne autant qu’externe, l’intérieur et l’extérieur étant relativisés par ce à quoi Juliette Mézenc s’attache : la porosité entre l’un et l’autre, par laquelle l’un devient l’autre, l’un passe dans l’autre, l’altérant, traversant la frontière que l’on croyait étanche, évidente.
Poreuse est un livre des frontières et de leur fragilité, de leur trouble, de leur franchissement. Nous pensons habituellement en fonction de cartes bien dessinées, organisées en zones clairement délimitées, différenciées, selon des dualités installées, apparemment inamovibles. Ce que fait Juliette Mézenc consiste au contraire à estomper les frontières, à brouiller la carte, à y introduire ce qui lui manque d’ordinaire, à savoir les mouvements, les déplacements, les migrations, le temps, qui produisent des cartes mobiles et relatives, transitoires, des cartes qui sont moins des clichés fixes de ce qui est que des cartographies changeantes d’un devenir incessant, microscopique, macroscopique, psychique et matériel en même temps, intime et commun.
La porosité devient le principe de tout, principe souterrain que les « personnages » et l’écriture déplient et explorent, réalisant le devenir plutôt que l’être, les flux et la mobilité plutôt qu’un réel donné, figé, mort. Si les migrants hantent ce livre, c’est en tant que réalité politique, objet d’un pouvoir qui s’exerce sur eux, les détruit, les contraint par la mort à obéir à la carte actuelle des frontières, des répartitions fixes des populations, des identités. Mais les migrants sont aussi ceux qui reconfigurent la carte, en déplacent les principes et éléments, ceux qui traversent les frontières, jusque dans la mort – existant entre la vie et la mort, dans une zone où les corps sont entre l’une et l’autre, faisant résonner l’une dans l’autre, créant une étrange dimension où les corps se font fantômes, survivants déjà morts, à peine vivants, encore vivants, peut-être – où l’esprit perd ses repères et s’épuise, halluciné, à penser ce qu’il ne peut penser sinon selon une désorientation et un nomadisme fondamentaux.
Dans Poreuse, le migrant est aussi l’écrivain, l’écriture qui nomadise et arpente la nouvelle carte, l’écrivain désorienté qui efface les directions évidentes, les cadastres de la pensée, des corps, de la littérature. Par l’écriture, le mouvement s’introduit dans la langue et la pensée, dans les corps, produisant un trouble généralisé qui fait de Poreuse un livre où l’étrangeté domine, où les genres se mêlent, où le lecteur contemple lui aussi ce qu’il ne reconnaît pas et qui le désoriente. Si Juliette Mézenc explore et trouble les frontières géographiques et topologiques, elle explore et trouble en même temps les zones et frontières par lesquelles les catégories et facultés habituelles de la pensée peuvent fonctionner ainsi que celles par lesquelles les corps existent et se rapportent les uns aux autres. La raison, l’imagination, le délire deviennent indistincts. Le corps devient un territoire mental, envahi par un imaginaire qui le reconfigure entièrement. L’observation et la rêverie se rejoignent, le constat et le fantasme se superposent, l’ailleurs et l’ici surgissent conjointement…
Si l’écriture est ce qui rend possible cette « confusion » – entendue ici dans un sens très positif –, elle le fait en mettant au jour le plan qui, remontant à la surface de la carte, la perturbe, la conteste, la trouble – un plan régi par une sorte d’immanence impliquant le mouvement, le rejet des frontières et différenciations trop claires, trop statiques pour être vraies, intéressantes, vivantes. Le transitoire et le confus, le mélangé et l’indistinct, la mobilité et le nomadisme s’affirment ici comme les principes d’une vérité supérieure du monde et de la pensée. Si, dans Poreuse, ce que l’on a coutume d’appeler la réalité devient problématique, est mis à mal, c’est par l’introduction et l’affirmation de ce plan à tous les niveaux, par lequel tout communique et passe l’un dans l’autre, par lequel la migration affecte tout ce qui est et qui perd ainsi son être pour devenir fantôme, évanescence transitoire, brouillard qui résiste à une mort actuelle dans la vie, rendant possible la vie sans limites du devenir.