[REVUE DE PRESSE] Soleil gasoil, de Sébastien Ménard, lu par Joachim Séné, sur remue.net 2 mai 2017 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : Joachim Séné, la machine ronde, Mahigan Lepage, sébastien ménard, soleil gasoil
Merci à Joachim Séné pour cette chronique à retrouver sur remue.net.
On connaissait tous un type comme ça — un type qui s’était dit j’y vais — et il était parti sur les routes.
Ce type c’est Sébastien Ménard. Il écrit des livres sur la route, et prends des photos, AnCé t. est aussi sur la route et prend aussi des photos. C’est le site Diafragm qui leur sert de carnet commun. Sur la route il y a des Wi-Fi qui nous envoient leurs images, leurs mots.
On peut suivre en différé de quelques jours, ou semaines, quand ils partent, et quand ils ne partent pas, le journal permanent de Séb Ménard, choisir n’importe quelle date, puis cliquer sur la photo pour remonter le temps ; suivre sur Twitter.
Ce 19 avril 2017, Sébastien Ménard publie Notre Est lointain et Notre désir de tendresse est infini, chez Publie.net, en numérique et papier. C’est l’occasion de revenir en octobre 2015, quand est sorti Soleil Gasoil, dans la même collection dirigée par Mahigan Lepage : "La Machine ronde".
Soleil Gasoil est un important recueil de routes, où les phrases soufflent comme pot d’échappement et poumons entre ponts et collines d’Europe de l’Est, du Maghreb, du Proche-Orient. Ces routes de bitume noir aux tirets blancs qui séparent les voies sans indiquer de direction, les textes de Sébastien Ménard en sont parsemés — des tirets cadratins de respiration entre deux phrases ou dans une phrase — peut-être aussi parce que plus on s’avance dans le corps de la route plus ils disparaissent, et qu’il faut impérativement les réintégrer au texte — aussi parce qu’on ne s’arrête pas de rouler dans ces moments-là et que la virgule marque une autre façon de se poser — pensées éphémères du regard tourné vers la vitre, comme les visions fugitives qu’on a d’un village où l’on ne s’arrêtera pas, d’une colline qu’on n’explorera pas. Souffle d’une course à pied, course à vélo, rythme physique qui scande ces textes précipités. C’est ça, il y a une précipitation, une nécessité à aller toujours plus vers l’Est, une recherche que la carte des oloé de l’auteur montre bien.
Il y a un rapport au monde qui est un transport, quelque chose mécanique nous emporte, électrique, de l’écran à la route, d’une chambre à une terrasse de café, la tente et les voix en langue étrangère sur une terrasse, la bouteille de bière, le carnet, le clavier, les couleurs, le noir, la sueur et l’huile de vidange, le soleil du sable et la rivière et le feu de camp où lire un livre.
La route c’est un rythme. Celui de la phrase, et la ponctuation (tiret ou pas), cette langue même tire vers l’avant, à la découpe des paragraphes, prose aux boulons bien serrés, et lire est être dans le flux, ces tuyaux-tirets, le flux du réseau, du web où les textes se déploient d’abord, cette route sans carte qu’est un site web, l’au-jour-le-jour du journal d’écrivain-voyageur, passeur qui porte son carnet de bord au lecteur, au plus vite, avec le différé dont je parlais, temps où le texte passe de la note prise à l’écriture, au travail proprement dit.
Le livre, qu’il soit numérique ou papier, est aussi un bel objet. Une adaptation très réussie, ces mises en pages de fragments poétiques, avec un format, pour le papier, original (celui de l’image de couverture plus haut, un grand carré) qui offre toute leur place aux photographies.
On arrive dans une ville d’Europe Centrale et on cherche le nom d’une rue sur les murs — on pose la carcasse en métal contre un trottoir et dans la nuit on monte sur un toit — l’odeur des canettes en métal et du vin sur le zinc et le bois ça finit par nous donner la faim alors on passe une grille en métal — après il y a l’odeur d’une saucisse à la moutarde auprès d’une caravane — on descend une bière et puis on marche dans un tunnel noir noir et dans les eaux usées — on entre dans un troquet plein de fumées blanches et on parle d’autres langues — puis dans la nuit on marche sur les trottoirs les boulevards.
Un voyage unique à faire avec Sébastien Ménard, toute une modernité à l’œuvre, cette langue si sensible, physique, ces images capturées en quelques mots, langue-déclencheur, image nette ou bougée selon les vitesses, les lieux, la lumière. Exposition.
Sébastien Ménard est un témoin du passage. Ces lieux fixes comme une plaine, comme une ferme au bord de la plaine, quelque chose les transforme en un passage, on est soudain dans un train, le nom d’un lieu s’efface progressivement des répétitions et un autre prend le relai, on a simplement cligné des yeux. Passage du temps aussi, notre temps, ce voyage en Syrie par exemple, en 2008, tout fait d’impressions visuelles, de traces sur les murs, d’odeurs corporelles et mécaniques, de l’attente aux frontières nombreuses qui composent une grande frontière dans le désert, frontière d’une époque encore inconnue en 2008 — frisson rétrospectif dans les quarante degrés à l’ombre de poussière, et la musique qui sort de l’oud est un sésame.
À la frontière il y a des bagnoles calcinées des tanks à l’arrêt sur les murs il y a des slogans des mots en bleu en rouge peints à la bombe — il y a des impacts de balles et des types qui vendent des clopes en criant sous le soleil — il y a des bus qui attendent en crachant des nuages noirs il y a des types qui accélèrent dans leur grosse tire des gars en treillis qui marchent avec un fusil sous le bras
Des noms de lieux, noms répétés comme des formules magiques d’où tombent les décors, les habitants, les pensées, les souvenirs et les rêves des lieux. Et tout cela c’est la vie qui passe, par fragments pressés, toutes ces vies croisées à qui l’on rend visite, c’est dans l’écriture de Sébastien Ménard la mise en œuvre de ce rêve que nous avons tous, celui que nous faisons en nous promenant dans la rue au soir tombant, regardant du dehors à travers une fenêtre éclairée, ce rêve de rentrer dans n’importe quelle maison, dans toutes les maisons, dans tous les appartements et d’y partager, pour un moment, la vie entre humains ; lui il fait ça par les routes d’Europe de l’Est, du Maghreb, du Proche-Orient.
À Raşinari j’ai vu les baraques et tous là dans les rues. À Raşinari j’ai vu le nom d’une ville sur une borne en pierre — bord de route et bitume et pavés pavasses alors Raşinari — et tu ne sais pas quoi faire de ce mot. Là-bas c’est au bord des montagnes — et les bêtes elles y viennent elles y passent. À Raşinari j’ai vu des hommes debout dans la nuit ils portaient sur eux la peau de leurs bêtes. Là-bas c’est le soleil dans la gueule sur un cliché noir et blanc perdu — l’odeur des herbes à l’été l’odeur des sapins sur les pentes. À Raşinari les rues c’est de la pavasse et des torrents déchets — souviens-toi Raşinari l’hiver et les eaux gelées le bruit qu’elles ne font plus — le goût du pain froid. À Raşinari un soir on achète huit bouteilles de bière dans un bouge et on claque les portes de la bagnole — on les a descendues dans un champ d’herbe vert vert. À Raşinari le goût des viandes grillées le goût des eaux gelées le bruit qu’elles ne font plus — le goût du pain froid.
— À Raşinari j’ai vu
Un mot sur l’adaptation en livre de Ramallah les étoiles, texte écrit sur le web, pour le web. Je le trouve mieux lisible en ligne sur le site Diafragm, partant de son sommaireexplicatif, ou plutôt partant de cette version qui donne accès à une lecture-navigation particulière, codée pour ce texte, avec des blocs qui apparaissent et grisent les précédents, qui peuvent se rallumer pour choisir un nouveau mot que l’on déplie, ouvrant alors un nouveau texte, arborescence de lecture, lecture en étoile... Quelque chose se voile et se dévoile. Je trouve ça très lisible, les deux colonnes, têtes de chapitres dans la première, texte progressif dans l’autre, et l’adaptation, même numérique, perd ça, avec un système de notes de bas de page, mais le format liquide électronique ne permet pas autre chose. Si vous le découvrez dans le livre, j’invite chacun à prolonger sa lecture en ligne.
Deux images avec texte extraites de Sur la route de Craiova.
Notons pour terminer qu’on pourrait parfaitement lire, après ces trois livres vers l’Est, le livre de Mahigan Lepage : Vers l’Ouest.
Soleil gasoil, Sébastien Ménard.Publie.net, 2015.
ISBN papier : 978-2-37177-134-5, 392 pages.
Entretien entre Guillaume Vissac et Sébastien Ménard, avec lectures à écouter : Garder les yeux sauvagement ouverts
Notre Est lointain, Sébastien Ménard.Publie.net, 2017.
ISBN papier : 978-2-37177-488-9, 144 pages. ISBN numérique : 978-2-37177-165-9
et
Notre désir de tendresse est infini, Sébastien Ménard.Publie.net, 2017.
ISBN papier : 978-2-37177-492-6, 144 pages. ISBN numérique : 978-2-37177-167-3
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