[REVUE DE PRESSE] Big Bang City, quête personnelle, projet d’écriture voyageuse 26 janvier 2017 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : , ,

Merci à Hugues, de la librairie Charybde pour cette note de lecture que vous pouvez retrouver ici.

Sonder les variables de l’équation de la structure et du nombre en arpentant le sol inégal de huit mégapoles d’Asie.

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Huit monstres. Huit mégapoles d’Asie. Certaines plus structurées, d’autres moins. Ce serait des voyages, quatre voyages :
trois semaines à Manille et Jakarta en mai-juin,
trois semaines dans les villes de Chine en septembre,
trois semaines dans les villes d’Inde en octobre-novembre,
enfin, une semaine à Bangkok en décembre.
Je tiendrais carnet des voyages, écrivant dans les villes même, quotidiennement, sur mon blog, en mêlant l’écrit à la photo, au son, à la vidéo. D’ailleurs, ce projet doit beaucoup aux innovations technologiques récentes. J’ai voyagé sans ordinateur portable, muni seulement d’un téléphone et d’une tablette couplée d’un clavier Bluetooth. Le téléphone comme arme de poing, dégainé à tout moment pendant mes marches, pour une photo, une captation sonore, une vidéo, ou pour saisir des notes à la volée. On verra que je ne suis pas photographe (et encore moins vidéographe !) ; j’ai travaillé seulement avec l’iPhone. Mais le projet n’aurait pas été le même si j’avais eu un usage recherché de la photo. Par souci de mobilité et d’immédiateté, j’avais besoin d’un appareil léger, de photos rapides et rapidement retouchées au moyen d’une application (Camera+). Quant à l’autre outil, il s’agit du bureau le plus compact qui ait encore été inventé : la tablette avec clavier dans le sac à bandoulière, le tout à peine plus gros et plus lourd que les carnets moleskine qu’on apportait autrefois en voyage. Trimballant mon outil d’écriture partout avec moi, j’étais prêt à m’arrêter dans un café à tout moment pour rédiger le billet du jour.

Le singulier projet d’écriture voyageante, ou voyageuse, concocté par le jeune docteur en lettres canadien Mahigan Lepage en 2013 a trouvé son aboutissement en septembre 2016 avec la publication de cet ouvrage, en numérique et en papier, chez publie.net. Tirant parti avec brio de la double casquette (digitale et traditionnelle) de l’éditeur, l’ouvrage est abondamment illustré, propose régulièrement des liens vidéo sur le net, et adopte même certaines conventions de mise en page (les citations mises en avant) typiques de la blogosphère (le premier jet – et le « direct » – de l’aventure a été diffusé en continu sur le blog de l’auteur, « Le dernier des Mahigan », dont sont également issues les photos illustrant cette note). Ni tout à fait une dérive psychogéographique (même si « Un livre blanc » de Philippe Vasset ou « London Orbital » de Iain Sinclair sont constamment présents dans les pensées de l’auteur), ni non plus une analyse socio-historique de la mégapole capitaliste contemporaine (la spécialité de Mike Davis, depuis « City of Quartz » jusqu’aux « Paradis infernaux »), « Big Bang City » progresse en vérification d’hypothèse ou d’intuition, confrontant à chaque occasion cherchée dans la mégapole asiatique, à Manille ou à Kolkota, à Beijing ou à Djakarta, la loi de la structure dans ses chocs avec celle du nombre.

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Passerelle à Hong-Kong.

Dans les villes nombres, il n’est pas facile d’entrer.
À quel moment on arrive dans un pays ? Pas quand l’avion touche le sol. Pas quand on en sort (même s’il y a des signes, comme la chaleur). Pas quand on fait la queue pour faire estampiller son passeport. Pas quand on récupère ses bagages sur le carrousel (en Asie, jamais de valise en soute, juste un petit sac). Le pays commence après tout ça, dès qu’on sort de la zone protégée. Soudain, il n’y a plus seulement des messieurs et des dames en uniforme, internationalement mêmes. Il y a des civils. Des gens de la ville.
Le pays commence quand les chauffeurs de taxi vous assaillent. C’est comme ça que ça se passe, dans les villes nombres. Les chauffeurs de taxi vous assaillent. On les appelle des rabatteurs. On se sent gibier, chaque fois qu’on arrive dans un aéroport ou une gare. Et on l’est, gibier.
Aujourd’hui est un monde d’argent, et la difficulté des voyages ne tient plus qu’à cela. Je veux dire, dans les formes anciennes de l’exploration, l’argent ne réglait pas tout : il y avait encore les intempéries, les Indiens, le scorbut, ou que sais-je encore. Maintenant, le risque, c’est de se faire plumer, et dès lors qu’on y consent, toute difficulté est levée. Et l’exploration n’a pas lieu. Mais résister, et l’aventure commence.

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Dormant dans la rue à Hong Kong.

Au long de boulevards interminables, où le piéton – et surtout le touriste piéton – n’a rien à faire, sur le tandsad d’un taxi moto irascible, au détour d’un hutong dissimulé, sous l’échangeur ou sous l’autoroute elle-même (amenant ainsi d’heureux télescopages de lecture, comme celui avec la « Borne SOS 77 » d’Arno Bertina et Ludovic Michaux), Mahigan Lepage échafaude avec beaucoup d’honnêteté sa quête personnelle, n’échappant pas toujours (mais en en étant le plus souvent conscient) à quelques remarques quelque peu banales échappées du Guide du Routard ou des sites pour backpackers, mais questionnant inlassablement ce qu’il voit, ce qu’il vit, ce qu’il en pense et – ce n’est pas le moindre intérêt de cet ouvrage, loin de là – ce que l’écriture peut en faire. En interrogeant la mégapole, en tentant à chaque pas (et même lors d’une « pause » hors circuit, à Hong Kong) de réduire les variables vertigineuses de l’équation du nombre et de la structure, l’auteur – citant d’ailleurs régulièrement et naturellement le Nicolas Bouvier de « L’usage du monde » – teste avec un étonnant mélange de fraîcheur et de profondeur la notion même d’écrivain-voyageur (comme le fait, dans une perspective bien différente, l’Emmanuel Ruben de « Dans les ruines de la carte »), le rôle et la limite du voyage lui-même, sans doute, et l’impact sur notre présence au monde de ce qui explose ici. Une lecture vigoureusement stimulante, indéniablement.

Après, on s’en remet à la sensation. Les visions, et la colère ou la peur qu’elles suscitent. Sous un échangeur, dans un girlie bar, ou devant un corps nu étendu sur le béton, c’est le besoin de hurler le monde qui nous pousse à écrire.
Qu’est-ce qui explose sinon soi-même,
la ville,
dans le cri.

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