[REVUE DE PRESSE] Benoît Melançon : le nombre et la structure (à propos de Big Bang City) 9 décembre 2016 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : benoît melançon, big bang city, Mahigan Lepage
Merci à Benoît Melançon, dont vous pouvez retrouver le travail sur son site et ici sur publie.net, pour cette belle chronique à propos de Big Bang City, de Mahigan Lepage.
«On fait comment, maintenant, pour raconter la ville ?»
À un bout du spectre : le nombre. À l’autre : la structure. Voilà la grille d’interprétation que propose Mahigan Lepage dans Big bang city. Voyages en mégapole d’Asie (2016) : «Toute hyperville alterne sans cesse entre l’éclatement du nombre et les ressaisies de la structure.» De quatre voyages, entre mai et décembre 2013, Lepage a rapporté des «voyagécrits» de huit villes, ces «immensités urbaines de l’Asie en explosion» : Manille, Jakarta, Beijing, Shanghai, Kolkata, Delhi, Mumbai, Bangkok (plus un «hapax», Hong-Kong, «devenue structure tout en conservant le nombre»). Il ne se contente pas de les décrire; il essaie de «mettre du sens là-dedans». Ces mégapoles ne sont pas interchangeables et chacune a son propre rapport à l’espace et au temps : «Oui, dans les différents degrés du spectre, Beijing se rapproche bien plus du pôle “structure” que Jakarta.»
La «ville nombre» n’a plus grand-chose à voir avec la ville que la littérature a mise en texte depuis le XIXe siècle, par exemple chez Baudelaire. Le flâneur, ce personnage fondamental des villes occidentales modernes, n’y a plus de place : «Non, ce ne sont pas des villes où flâner.» La foule a changé de nature : «Le nombre, c’est la foule une fois qu’elle a été fragmentée, morcelée, séparée en individus ou en groupes combatifs, indifférents, impersonnels.» En «ville nombre», les transports sont ardus : on ne sait pas toujours comment aller d’un point à un autre; on ne trouve pas de centre. La coupure entre le dedans et le dehors n’y est pas nette, d’où l’importance de ce qui se passe sur les trottoirs : «Constante des villes nombres : le dedans se reporte au dehors. La langue anglaise a cette juxtaposition qui dit tout : inside out.» «Dans le dense du nombre», les principes d’organisation — si tant est qu’ils existent — sont difficiles à saisir, et encore plus pour un voyageur : «Je ne sais pas. On ne sait rien»; «Je ne comprends pas cette urbanité. De toute façon, je ne suis pas censé être ici.» Démesurée, plastique, accumulative, proliférante, la mégapole asiatique est «emplissement» : «Toute parcelle de territoire non revendiquée, le nombre l’investit. Il a horreur du vide.» Se pose alors une question récurrente : comment dire ?
Ces récits de voyage ont d’abord eu une existence numérique, sous forme de «carnet Web». Il s’agissait d’écrire et de publier au fur et à mesure des «explorations», de pratiquer, de café en hôtel, une «écriture numérique nomade», de donner à lire, aussitôt perçu, «l’extraordinaire urbain». Point de tourisme durant ce «voyage connecté» : «Voyager est épuisant. Écrire aussi.» Lui qui fait partie des «êtres du dedans», Mahigan Lepage est allé voir dehors, dans des conditions difficiles, souvent contre lui-même : «À moi aussi, elles font peur, les villes. C’est même pour ça que j’y viens»; «C’est tout le défi, justement : surmonter la peur qui nous prend à l’abord de ces villes. Y séjourner encore, y séjourner seulement, et l’écriture devrait bien venir, au jour le jour…» Cela a été difficile : «Chaque jour, s’acharner à arracher un texte au béton»; «Jour après jour, chercher les mots, une forme. Avancer à tâtons. Peu à peu, des lignes de sens prennent forme.» Il a fallu lutter :
Chaque fois que j’arrive dans une nouvelle mégapole, ça ne manque pas : l’angoisse. Ça, qui gruge la santé. Les premiers jours, je me sens complètement dépassé. Il y a l’énormité de la ville. Il y a mon extrême insuffisance devant l’incommensurable. Je ne sais pas ce que je vais écrire, par quel bout je vais bien pouvoir prendre le réel. Je me sens muet, incapable de rien.
Le «corps-à-corps avec le monstre» est une épreuve à raconter en temps réel, flux d’écriture inscrit dans le flux urbain, avant d’en faire un livre, ce livre, à la fois livre numérique et livre papier. «Et l’écriture quotidienne : une discipline. Une discipline de combat.»
L’Oreille tendue, pour des raisons familiales, a séjourné deux fois, pour un total de six semaines, à Bangkok. Elle en a tiré un petit livre en 2009. Le Krungthep de Mahigan Lepage — «Je préfère employer les noms de ville rénovés» — est aussi le sien. Les voyages nous ramènent toujours à nous-mêmes et à «nos villes».
Références
Lepage, Mahigan, Big bang city. Voyages en mégapole d’Asie, publie.net, coll. «La machine ronde», 2016. L’édition numérique contient des photos et des vidéos. Préface de Sébastien Ménard.
Melançon, Benoît, Bangkok. Notes de voyage, Montréal, Del Busso éditeur, coll. «Passeport», 2009, 62 p. Quinze photographies en noir et blanc.