Pourquoi faire littérature autour de la surveillance ? 14 novembre 2016 – Publié dans : Réflexion(s) – Mots-clés : , , ,

Ce texte peut-être lu indépendamment mais il s'agit de la seconde partie d'une intervention à la librairie Ombres Blanches de Toulouse dont la première partie a été publiée ici. La lecture préalable de la première partie peut clarifier certains points. Cette seconde partie est publiée ici parce qu'il me semble qu'elle éclaire certains des choix de publie.net.

Philippe Aigrain


Pourquoi faire littérature autour de la surveillance ?

À cette question, on pourrait répondre que ce sont des textes et des travaux littéraires qui, avec divers travaux cinématographiques ou télévisuels ((Les trois jours du Condor de Sidney Pollack (1975 !), Citizen Four de Laura Poitras, Burn after reading des frères Coen, mais aussi les séries The prisoner et The wire.)), ont mis cette question au centre de notre attention. 1984, bien sûr, dont on ne finit pas de découvrir la subtilité et la pertinence, par exemple lors qu’Orwell y souligne que pour que la surveillance exerce pleinement ses effets sur les esprits, on ne doit jamais être certain de si on est surveillé ou pas, disposition que l’on retrouve dans les procédures de prétendus recours mis en place par la Loi renseignement de juillet 2015 : vous saurez seulement – si jamais vous arrivez à formuler un tel recours – que soit vous n’avez pas été surveillé(e), soit cela a été fait dans les règles, soit on y a mis un terme.

Mais Orwell nous désigne une raison bien plus profonde pour laquelle l’expression littéraire est une réponse importante aux enjeux de surveillance et de gouvernement des esprits. À travers son concept de novlangue (Newspeak), il montre que les premières victimes de la surveillance et du gouvernement des esprits sont, à travers la perte de sens des mots, la langue et la pensée. La langue est un bien commun auquel chacun contribue par ses usages. Priver les mots de sens comme le fait la novlangue, c’est priver chacun de langue, de pensée, de vouloir, d’action. Cela va faire de qui écrit, et en particulier de qui explore un nouveau possible de la langue (et ce peut être tout un chacun) la première victime de la surveillance mais aussi le premier contestaire d’un gouvernement destructif de la langue et de la pensée.

Voyons donc comment la surveillance et le gouvernement algorithmique portent atteinte à l’activité même d’écriture créative et comment celle-ci, y compris dans la forme des livres qui m’amènent ici, peut s’y révéler une forme de résistance. Après les réactions de défenseurs des droits fondamentaux notamment dans l’espace numérique, une des premières réactions organisées aux révélations d’Edward Snowden en juin 2013 fut une lettre ouverte de plus de 500 écrivains membres de Pen International, rédigée par sept auteurs dont six femmes. Le texte de la lettre ((Transformée ensuite en pétition.)) est aussi remarquable que son existence. Il met l’accent directement sur le lien entre absence de surveillance et liberté de pensée et de création, entre celle-ci et l’existence d’un espace public démocratique. L’émotion des écrivains s’explique, je crois, par une scène reprise dans le film Citizen Four de Laura Poitras où Edward Snowden déclare quelque chose comme : comme analyste, je pouvais vous voir penser, écrire un mot dans le brouillon de votre blog et l’effacer pour le remplacer par un autre.

Mais l’écriture n’est pas qu’une victime de la surveillance et du gouvernement des esprits. Elle est aussi un acte de survie, de résistance et de construction de soi malgré leur existence. Cela ne date pas d’hier. Lorsque la béguine Marguerite Porete écrivit Le Miroir des âmes simples anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d'amour ((Éditions Albin-Michel, 2011.)) en 1295, avant d’être brûlée avec son ouvrage en place de Grève à Paris en 1310 [merci wikipedia], ouvrage qui cependant survécut et fut traduit en 4 ou 5 langues alors même qu’on avait oublié qui l’avait écrit, c’est un acte de ce type qu’elle accomplit. Prenant au mot la doctrine selon laquelle la foi ne peut être imposée mais seulement persuadée (fut-ce par des moyens assez extrêmes) elle affirma une pensée profondément originale dans une époque qui voulait gouverner les esprits. Notez, dans le titre lui-même, le vocabulaire phénoménologique. Mais ce potentiel d’écriture n’appartient pas qu’à ceux que leur époque ou le temps reconnaîtra comme littérateurs majeurs. Chacun peut y faire un bout de chemin. Sautons 820 ans, il y a juste un peut moins d’un an. Une jeune auteure, Sarah Roubato, dans le contexte de ce que j’ai appelé la « nationalisation de l’émotion » qui suivit le 13 novembre 2015, écrivit une lettre à sa génération déclarant : « moi, je n’irai pas qu’en terrasse ». Elle n’avait jamais publié de livre, mais écrivait sur le Web des billets depuis édités en un petit recueil ((Lettres à ma génération, Michel Lafon, 2016..)). Il y avait dans ce texte quelque chose de juste, parce que c’était l’appel de quelqu’un qui veut écrire sa vie et veut l’écrire avec d’autres, différents d’elle, et il fut lu par plusieurs centaines de milliers de personnes, je crois ((Il est très difficile d'estimer le lectorat d'un texte reproduit à de nombreux exemplaires sur le Web.)).

En 2014, à la fin d’un colloque dans le cadre du Festival du film de Lisbonne-Estoril sur Au-delà de Big Brother : la surveillance entre fiction et réalité, Céline Curiol et moi avons invité des écrivain-e-s à répondre à la question « Si nos vies sont suivies en temps réel, pourrons-nous encore les écrire ? ». Cette question avait déjà été explorée par les travaux de l’une des contributrices au livre Surveillances, Cécile Portier. Lorsqu’on pose une question à des esprits libres, ils choisissent souvent de répondre à 2 ou 3 autres questions. C’est ce que vous trouverez dans Surveillances. Une multiplicité de regards qui explorent des questions comme : sur quoi la surveillance s’appuie-t-elle en nous ; analysent le rôle des lieux de passage dans les dispositifs de surveillance (Isabelle Garron) ; mettent en scène un entretien fictif avec le personnage réel de Robert Shields qui pendant 20 ans nota tout ce qu’il faisait au moindre instant (Christian Garcin) ; revisitent 1984 à l’occasion d’un cours qui lui est consacré dans un lycée contemporain (Céline Curiol) décrivent l’effort d’une surveillée de se faire aimer d’un surveillant de façon à restituer une symétrie rompue à la relation entre eux (Carole Zalberg) ; restituent sous forme de brefs aphorismes les éclairs de conversation de la parcellarisation numérique (Claro) ou dans mon propre cas mettent en scène l’autosurveillance que produit l’hypothèse d’être surveillé.

Quelques mots sur la poésie, pratiquée depuis mon adolescence, mais qui est ma principale activité d’écriture depuis cinq ans.

Et la poésie, là-dedans ?

Je ne sais plus à qui on doit la définition de la poésie comme l’exploration des possibles de la langue mais suivons Jacques Roubaud (dans ses remarques de poétique). Remplacez homme par humain (ces remarques précises ont été écrites il y a 40 ans). Il note dans ses carnets :

  • 89. Parce qu’elle dans le langage et seulement dans le langage, la poésie dit le monde de l’homme, parle pour chacun, et pour tous. Elle est seule à le faire.
  • 90. La poésie n’a besoin que du langage ordinaire.
  • 91. La poésie qui est écrit-parole (toujours) (pour un œil-oreille, presque toujours) est celle qui peut entrer et sortir de l’homme.

Claro, contributeur déjà cité à Surveillances, a écrit que la poésie ne doit pas dire, elle doit faire. Il rejoint en cela Mallarmé pour qui la poésie offrait un parcours dans la langue qui agit comme un guide pour la pensée. Mais sans doute Claro est-il encore plus conscient 120 ans plus tard que ce la poésie fait, c’est celui ou celle qui lit ou écoute qui l’agit et que quel que soit l’édifice langagier que le poète construit, il s’agira plutôt d’une évocation que d’une conduite, d’un gouvernement. La poésie parle pour chacun et pour tous (Roubaud), elle est faite non par un mais par tous (Queneau), parce que d’une certaine façon, elle s’abstient de dire pour, à la place de, elle appelle d’autres mots, d’autres paroles. C’est une rude discipline. J’y ai manqué longtemps, et j’y manque encore souvent. Mais lorsqu’on y parvient un peu, ce qui se noue est un rapport précieux pour reconstruire nos esprits (et nos corps) abîmés par la destruction du langage et des conditions de la pensée.

Ma propre poésie s’écrit dans l’espace numérique (physiquement, dans l’espace privé de mon blog, hébergé par des personnes de confiance). Elle s’écrit avec des outils numériques. La lecture ou l’interaction avec ces poèmes utilisent parfois du code, et donc des algorithmes. Mon travail sur la langue serait impossible sans des ressources communes partagées comme celles du Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques ou des outils de traduction. Les échanges et collaborations qui insèrent mon travail dans des collectifs et des pratiques sociales utilisent souvent la co-présence pragmatique de l’interaction sur internet, mais le plus souvent de façon asynchrone. Elles le font avec la granularité, la diversité et l’éditorialisation recommandées par Antoinette Rouvroy et Julie Cohen. Non seulement rien de tout cela ne produit les effets reprochés au gouvernement algorithmique, mais au contraire, cela participe d’un modeste remède. Ce n’est que lorsqu’il s’agit d’accès à un public plus large que le recours aux pouvoirs centralisés devient tentant, aussi trompeuses soient leurs promesses. Mais cela résulte d’un tout autre défi : comment vivre dans un monde où tant de gens s’expriment et créent, auquel j’ai consacré un autre livre (en anglais) : Sharing.