[REVUE DE PRESSE] Surveillances, écrire l’ère du soupçon 29 juin 2016 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : surveillances
Billet initialement publié sur le site Diacritik et écrit par Christine Marcandier, merci à elle !
Surveillances : écrire l’ère du soupçon
Autrefois — « Quand tu penses qu’autrefois c’était hier » (Claro) —, les archives de nos vies étaient personnelles (photographies, journaux intimes, transmissions de récits) ou plus collectives, quand artistes et écrivains s’en emparaient. Aujourd’hui, toutes les vies sont surveillées, archivées, quasi en temps réel, via réseaux sociaux, traçages d’algorithmes et espionnage de masse.
Comme l’écrit Guillaume Vissac dans la préface d’un recueil collectif qui paraît chez publie.net, Surveillances, citant le Lou Reed deSunday Morning, « fais gaffe, le monde est à tes trousses », il y a pourtant une différence de taille entre « veiller sur et surveiller ». C’est le sujet des textes que rassemble ce collectif passionnant, la fiction comme manière d’interroger et regarder autrement ce monde que nous contribuons, consciemment ou non, à édifier, comme manière de briser ces murs qui nous surveillent et consignent nos vies.
Tout est né d’un symposium de novembre 2014, dans le cadre du Festival du Film de Lisbonne ayant pour thème « créateurs et surveillance ». Quel regard les écrivains portent-ils sur notre ère de l’état d’urgence permanent, de la surveillance généralisée et bien souvent de la servitude volontaire ? Rassemblés par Philippe Aigrain et Céline Curiol, les douze textes du volume sont la réponse d’écrivains à des enjeux majeurs de notre temps, qui concernent nos vies quotidiennes comme l’écriture et la création.
La préface de Guillaume Vissac pose les enjeux contextuels deSurveillances : Snowden a révélé en 2013 des pratiques d’espionnage généralisé des populations mondiales au nom de la protection et de la lutte contre le terrorisme ; Les réseaux sociaux sont le journal public de nos vies quotidiennes ; Nos smartphones ou nos cartes bancaires tracent nos déplacements, nos données biologiques, nos goûts et habitudes, nos lectures, cartographient nos cercles amicaux. Les mondes imaginés par Orwell, Damasio et K. Dick ne sont plus de la science-fiction mais l’espace que nous habitons. Pourtant, la littérature voit au-delà du présent, sa traque est celle d’un avenir plus ou moins conscient et consenti par chacun, une manière de nous ouvrir les yeux sur ce que nous trouvons désormais normal, voire rassurant, en tout cas inévitable. Inévitable, vraiment ? Et si cela pouvait devenir pire encore ?
Céline Curiol raconte dans «Voyant rouge» la vidéosurveillance dans les salles de classe — fin du « libre cours » dans tous les sens de ce terme —, Catherine Dufour imagine dans «WeSip» la nouvelle cartographie des individus en fonction de leurs « pulsions consuméristes ». Carole Zalberg se place du point de vue du surveillant («Sous mes yeux»).
Dans ce monde qui est déjà le nôtre la rue Jules Vallès est devenu la rue Alain Minc, un crayon à papier est un « outil proto-historique qui ne communique avec personne » (Bertrand Leclair, «Dimenticator»). Dix minutes après s’être fiancé, on change son statut sur Facebook, certains drones prennent la forme de femmes et la vérité devient « la meilleure des fictions lol » (Miracle Jones, «Ladykiller»). Les judas sont l’objet d’un commerce florissant — on pourrait écrire une nouvelle Histoire de l’œil, jouer de citations de Hugo, Reverdy et tant d’autres —, tout est scruté, observé, regardé (Isabelle Garron, «Ensemble vide»).
Quelle est encore notre part de liberté, que devenons-nous quand, d’individus, nous nous sommes mués en profils, quand nos vies sont des métadonnées, nos actes chiffrés et devenus des algorithmes ? « Si nos vies sont suivies en temps réel, serons-nous encore libres de les écrire ? », demande Marie Cosnay, « si la surveillance suit en temps réel, c’est qu’elle a avalé le temps ». Elle devient « l’espace » et nie le temps, ses équivoques, la solitude et l’intimité.
Tout veille et surveille, et si nous regardions ce monde qui nous regarde, si nous détissions son récit de nous ? Tel est l’enjeu de ce volume collectif à la fois passionnant et nécessaire. Noémi Lefebvrele montre dans «Message» qui ouvre ces douze textes courts, il est difficile, voire « impossible d’écrire sur la surveillance parce que la surveillance est déjà est déjà dans l’écriture, toujours dans l’écriture ».
Christian Garcin raconte dans «Interview» une visite au domicile des Shields, à Dayton, en mai 1999. Le révérend Robert Shields, « autographiste acharné », a tenu un journal quotidien depuis 1972, consignant ses journées, tous les micro-détails qui les composent et les rythment, 25 années de vie, 9000 journées découpées en tranches de 5 minutes. Soit 37 millions de mots, trente fois plus que le journal de Samuel Pepys, 6 fois celui d’Amiel. Il a ainsi consigné toute sa vie, ce qu’il mangeait puis déféquait, ce qu’il lisait, rêvait, pensait, faisait. 94 cartons empilés de notes et de faits, sans « la moindre réflexion métaphysique ou existentielle. Les faits, juste les faits, dans leur fourmillement quotidien, infini. L’inverse d’un journal intime. A moins que ce soit cela, le véritable journal intime, réalisai-je soudain : la consignation objective du très-intime (le fonctionnement du corps) et du résolument non-intime, sans ce préoccuper du fluctuant subjectif, à savoir les tourments de l’âme — que par là même, d’ailleurs, on parvient peut-être à contenir ». Comment comprendre ce geste, est-ce une manière d’échapper à la surveillance externe par une implacable surveillance intime ? Ou n’est-ce que la version papier de nos murs Facebook, à peine plus explicite et désinhibée ?
Chez Claro, dans «Hadès n’en réclame pas moins ses rites», tout de nous est filmé, naissance, sommeil, quotidien. Son texte prend la forme d’une liste, chaque passage comme une assertion, chacun des faits consignés construisant un monde où plus rien n’est caché (« — c’est confidentiel, au fait. — Ah. Vous voulez dire que ça n’a pas eu lieu ? »), tout est fliqué, filmé, enregistré. Un monde numérique, que la prose semble à son tour enregistrer, mais l’ironie explose entre les lignes, dans les blancs, les formulations, les doubles sens. « Comment tu le sais ? Non, je déconne ».
Comme l’écrit Philippe Aigrain, peut-être faut-il que chacun se mette à la place des « Introspecteurs » et « regarde sa vie comme un témoin à charge ». C’est notre quotidien qui est regardé ainsi dans ce beau volume, parce que si la fiction observe et consigne, c’est à la manière d’un lanceur d’alerte, pour changer ce qui peut encore l’être, nous faire ouvrir les yeux et prendre conscience de ce que nous construisons machinalement.
Surveillances — ouvrage dirigé par Philippe Aigrain et Céline Curiol, préface de Guillaume Vissac, textes de Noémi Lefebvre, Christian Garcin, Marie Cosnay, Céline Curiol, Claro, Carole Zalberg, Bertrand Leclair, Miracle Jones, Cécile Portier, Isabelle Garron, Catherine Dufour et Philippe Aigrain, éditions Publie.net, collection « temps réel », mai 2016, 172 p., 16 € (version numérique incluse) et 5 € 99 en version numérique seule.