[NOUVEAUTÉ] Rubato, de Jean-Yves Fick & Bona Mangangu 22 avril 2016 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : , , , , ,

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On pense à Zao Wou Ki, à Léon Zack, à quelques peintures de Wilhelm De Kooning, aux sols de Dubuffet. À cette expérience de chavirement que provoque l’observation rapprochée des grands panneaux de Nymphéas que peignit Claude Monet à la fin de sa vie. À ces moments dans l’histoire de la peinture où celle-ci s’est manifestée, moins comme l’arène que disait Harold Rosenberg, vouée à accueillir les traces du peintre en action, que comme terrain. Un espace, une étendue, une zone, un domaine où quelque chose de plus ténu se manifeste. Une suite d’évènements, de variations formant apparence et géologie, qualifiant ce lieu aux bords vagues — « une vague sans rives ».

Le fluide, le transitoire, l’enchevêtré, l’indéterminé, l’informe y fraient comme en des eaux primordiales. Et si quelque chose a lieu, ce quelque chose ne se manifeste pas, ne s’énonce pas, demeure en deçà du langage, comme tapi ou rampant, sinuant entre deux eaux. Et c’est cette phénoménalité basse ou sourde qui trouble la pensée, la descelle, la dilue.

Ainsi pourrait-on situer la série de peintures de Bona Mangangu qui a suscité ce livre.

Mais il ne s’agit plus tout à fait ici de peinture. Si ces dernières ont une existence propre, localisée, une matérialité, un format (les coulures, les projections, les épaisseurs, l’aspect parcheminé du papier cartonné des sacs de farine qui ont servi de support et qu’une inscription dans certaines zones réservées trahit ou révèle), c’est sous un mode différent qu’elles existent ici pour nous, c’est-à-dire par l’entremise, la médiation des images. Il s’agit de prises de vue, d’une approche expressive, parfois au plus près de la matière, parfois dans une légère perspective qui donne l’impression d’un survol, opérant parfois par décalage par la variation de cadrages. Les peintures, la peinture, sont déjà appréhendées comme des entités géographiques à la surface desquelles glisse, chemine, évolue le regard. D’où l’apparence des courts fragments que Jean-Yves Fick propose en accompagnement, en dialogue avec les images. Ce pourraient être notes, rêveries suggérées par un voyage dans des contrées lointaines sur les traces de Théodore Monod ou d’Eugène Fromentin, leur auteur se glissant entre les plis du ciel et de la terre non pas pour s’y retrouver, trouver un terme à ses errances ou ses doutes, mais pour y dissoudre une part de soi, s’y absorber. « Tout un sable s’écoule sous le vent » sous « la nuit constellée » « et la terre et le ciel infini se rencontrent ». Entre ces vertiges, il avance, pour écouter, comme il le suggère lui-même, « une voix que renouvelle l’inaudible », parlant au-dedans des choses. Nous pourrions alors entendre dans le terme musical de Rubato, dans le parallèle libre qu’il suggère, ce lointain désir des peintres pour cet art de l’immatériel et du sentiment auquel ils rêvaient de s’accorder. Contre toute apparence, ce serait un livre à écouter, comme on écoute au soir au sein des étendues retirées, la respiration du monde.

Jérémy Liron

 

Et on pense à la lutte, acharnée et douce, comme deux corps amoureux, de la matière contre elle-même : dans la langue quand elle travaille à s’engendrer d’elle-même – et qu’elle lance, dans le tombé de ces chutes, mue par sa force d’inertie, sa propre force qui dans chaque texte la rend possible et l’achève, et l’exécute.

On pense à ce combat de la matière qui a peut-être été celui de la terre et du ciel aux temps où la terre n’était que de la matière en combat, on pense longtemps devant ces peintures sans durée puisqu’elles possèdent pour elles ces puissances posthumes de l’origine perdue ; devant ces espaces sans limites, ou plutôt qui ne cessent d’agencer des limites tout le temps qu’on les regarde, s’inventant des frontières pour mieux avoir à les disperser sous nos yeux épuisés d’en chercher, et enfin heureux de les voir éparpillées sous les chaos précis des lumières.

On pense à ces relations qui aiguisent nos vies : entre les toiles et les textes, la différence de potentiel qui organise sous des lois secrètes les variations d’énergie : entre chaque texte, un texte et la toile, aucune autre réponse que les liaisons oniriques qui appartiennent seules aux lecteurs devant ces toiles.

On pense, devant ces toiles, et puis rapidement on rêve. On rêve des rêves dont la qualité de temps et d’espace est comme sous le champ magnétique du désir : on est sur le seuil, on est appelé, on est devant le monde tel qu’il pourrait être s’il était matières de lumière et de sons, d’énergies vives, de chants livrés aux animaux et aux arbres, ceux qui portent des noms inconnus et chassent la nuit quand on ferme les yeux.

Arnaud Maïsetti

  

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