[REVUE DE PRESSE] La mécanique du texte, de Thierry Crouzet, chez Pierre Ménard 11 février 2016 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : écriture, essai, la mécanique du texte, pierre ménard, stephen king, thierry crouzet
Lire l'article originel de Pierre Ménard sur Liminaire.
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Thierry Crouzet vient de publier son dernier essai, La Mécanique du texte, aux éditions Publie.net. L’auteur décrit dans cet essai très documenté, avec de nombreuses références historiques sur l’influence des technologies de lecture et d’écriture sur la littérature, ses nombreuses expérimentations numériques et leurs influences sur son travail d’auteur.
« La mécanique du texte n’est pas une ode à la magie des outils, tant s’en faut, explique Hubert Guillaud dans son très complet article De l’influence de la technologie sur la littérature, mais une introspection sur le rôle des outils techniques de l’écrivain par quelqu’un qui les manie bien, les détourne, toujours curieux de leurs fonctionnalités. Sans illusion, Thierry Crouzet souligne combien les écrivains ont du mal avec leurs propres outils de travail : « la plupart des auteurs utilisent leur traitement de texte comme une machine à écrire », livre-t-il, cinglant, pointant par là même les limites de ces programmes pour aider à écrire. »
Dans l’extrait ci-dessous, l’auteur évoque par exemple l’influence de la machine à écrire :
Quand la mécanique impose les mots
« J’ai écrit à la main pendant des années, et le passage du stylo au clavier (mécanique d’abord, électrique ensuite) a été une libération, raconte Martin Winckler [1]. Je noircissais des cahiers depuis longtemps lorsque, à 17 ans, j’ai passé une année dans une high school américaine ; la dactylographie faisait partie des choix possibles pour les élèves de terminale ; au bout de trois mois, je découvrais avec ivresse que je pouvais écrire (presque) à la vitesse de la pensée. En tout cas, vachement plus vite ! »
On retrouve l’évocation de cette vitesse dont John Irving veut se prémunir, une jubilation presque dangereuse, qui m’est familière devant l’ordinateur et non devant la machine à écrire, véritable instrument de torture pour un dysorthographique de mon espèce.
Je m’y suis essayé en 1983 lorsque j’ai gribouillé mes premiers textes destinés au public : des scénarios de jeu de rôle. J’avais déjà un ordinateur, mais pas d’imprimante. Il était donc impensable pour moi d’écrire en numérique. Je réservais le clavier à la programmation et je transcrivais mes brouillons avec une machine à écrire. Cette expérience abominable m’a aidé à compatir avec les dactylographes, surtout ceux des origines.
Des prototypes de machine apparaissent à la fin du XVIIIe et au début du XIXe, mais Remington ne lance la première machine fonctionnelle qu’en 1873 aux États-Unis : le papier se glissait sous les touches et on ne voyait pas le texte tapé ! Cette ergonomie pour le moins douteuse n’a pas découragé Mark Twain. Il achète une Remington en 1874 pour 125 $.
La curiosité technique de l’auteur
« …Je vais maintenant affirmer — jusqu’à preuve du contraire — que j’ai été le premier à utiliser une machine à écrire en littérature… », déclare Mark Twain en 1904 dans ses mémoires [2]. Selon lui, Les Aventures de Tom Sawyer aurait été le premier roman dactylographié. Pourtant, le texte a été remis à l’éditeur en 1875 sous forme manuscrite . »
« …Je vais maintenant affirmer — jusqu’à preuve du contraire — que j’ai été le premier à utiliser une machine à écrire en littérature… », déclare Mark Twain en 1904 dans ses mémoires [24]. Selon lui, Les Aventures de Tom Sawyer aurait été le premier roman dactylographié. Pourtant, le texte a été remis à l’éditeur en 1875 sous forme manuscrite [3]. Pour cause, « en mars de la même année, Mark Twain conseille à Remington de ne pas mentionner dans ses publicités qu’il possède une machine [4] « J’ai entièrement cessé de l’utiliser, parce que je n’ai jamais pu écrire avec une lettre sans que je reçoive une réponse où on me demande non seulement de décrire la machine mais aussi de raconter mes progrès dans son usage, etc, etc. Je n’aime pas écrire des lettres, aussi je ne veux pas que les gens sachent que je possède cette curiosité qui me rend fou [parce qu’elle implique par elle-même de nouvelles lettres]. »
Dans ses mémoires, il ajoute : « Mon modèle initial était bourré de caprices, bourré de défauts — un véritable démon. Il était tout aussi grossier que ses successeurs sont vertueux. Après une année ou deux, j’en ai conclu qu’il nuisait à ma sérénité, alors j’ai songé à l’offrir à (William Dean) Howells… Il l’a amené chez lui à Boston, et mon moral a commencé à s’améliorer, mais je ne suis jamais redevenu comme avant. »
Alors pourquoi Mark Twain s’est-il attribué la paternité du premier roman dactylographié ? J’aime penser qu’il avait conscience de l’importance de la mécanique en art. Il n’a d’ailleurs cessé d’acheter d’autres machines et de les tester, un peu comme je le fais avec les logiciels et les appareils numériques. Ses expériences ont sans doute coloré ses œuvres ultérieures. Nietzsche nous donne le premier témoignage en ce sens. En 1881, pratiquement aveugle, il commande au Danemark une Malling Hansen. Il la reçoit en Italie au début de l’année suivante et commence à l’utiliser après avoir appris à taper au toucher. Il lui dédie une ode [5] :
La boule à écrire est comme moi, dotée d’une constitution de fer
Mais qui se détériore facilement en voyage.
Moult patience et tact s’imposent,
Aussi bien que doigts fins, pour nous utiliser.
Il n’écrit avec cette Malling Hansen quelque peu rétive et surtout endommagée qu’une soixantaine de pages [6], mais assez pour que son ami, l’écrivain et compositeur Heinrich Köselitz, remarque alors que son style a changé. « Sa prose était devenue plus ramassée, plus télégraphique. Elle arborait aussi une force nouvelle, comme si la puissance de la machine — son “fer” — s’était, par un certain mécanisme métaphysique mystérieux, transposée dans les mots qu’elle imprimait sur la page [7]. »
Köselitz écrit à Nietzsche : « Peut-être même allez-vous adopter un nouvel idiome sous l’effet de cet instrument. » Il observe que, dans son propre travail, ses « “pensées” en musique et « et dans le langage dépendent souvent de la qualité de la plume et du papier ». « Vous avez raison, répond Nietzsche. Notre outil d’écriture participe de nos pensées. »
Pour moi, c’est une phrase programmatique. Marshall McLuhan la généralisera plus tard avec « Le médium c’est le message. » Autant dire que « La mécanique c’est la littérature » quand Vladimir Maïakovski et les futuristes cherchent à faire entrer en elle le télégraphe, son rythme, sa forme. Dès lors, le poète ne peut prétendre à l’originalité s’il n’est pas porté par la technologie de son temps.
La machine du jazz
« Dans un outil, rien n’est anodin. « Une équipe de chercheurs britanniques et néerlandais a observé un phénomène étonnant [8] : l’agencement des lettres sur le clavier influe sur la façon dont nous ressentons les mots. » Comme nous sommes le plus souvent droitiers, nous frapperions avec plus de facilité les lettres situées sur la droite du clavier. L’étude a montré que si nous devons choisir dans une liste nos mots préférés, c’est en priorité ceux avec le plus de lettres disposées du côté de notre main dominante. La mécanique est bel et bien le message, ou tout au moins le lit dans lequel le fleuve des mots s’écoule.
L’outil contient sa propre sémantique, sa propre frénésie. Le bruit de la machine, sa musique, son rythme, souvent comparé à celui du Jazz, et ce n’est pas un hasard, c’est même une rencontre, une synchronicité historique. On pense tout de suite aux auteurs américains du XXe [9]. J’ai en tête leur photo devant leur machine. Ernest Hemingway et sa Corona 3, Raymond Chandler et son Underwood Noiseless, Dashiell Hammett et sa Royal De Luxe. C’est un peu comme regarder des pilotes de course à côté de leur bolide, et personne ne m’enlèvera de leur mécanique.
« Mais, justement, ce n’est pas assez dire que je n’ai pas, ici, dans mon journal, le temps de m’appliquer, écrit Claude Mauriac [10]. À peine celui de taper sur ma petite machine avec mes deux doigts, si vite […]. Sachant, à chaque seconde, que cela pourrait être mieux exprimé, ce qui m’est relativement indifférent ; mais aussi, ce qui me l’est moins : qu’il y aurait d’autres détails à donner, d’autres précisions à apporter, mais si je m’arrête je risque de bloquer “la machine”, non pas mon Hermès fidèle, mais l’ordinateur que je suis où tant de cartes perforées restent inutilisées. […] Je n’ai pas le choix : ce sont les cinquante pages hâtives ou ce n’est rien. »
Encore cette référence à la vitesse, à l’écriture comme on pense, parce que justement très peu de gestes sont nécessaires et que le corps s’efface au profit d’une pseudo-liaison télépathique avec le texte produit presque par magie, et immédiatement objectif parce que tout de suite imprimé. Beaucoup d’auteurs du XXe ne parlent plus de transcription, mais de plongée directe. Ils s’immergent dans une usine à écrire, une immense mécanique, à laquelle ils ne s’arrachent que pour corriger au stylo les pages dactylographiées.
« Beaucoup de pages de mes livres ont été retapées cinquante fois à la machine », témoigne Michel Butor [11]. Pour certains auteurs, c’est du premier jet définitif, avec un style particulier, peut-être celui du roman noir ou des James Bond tapés par Ian Fleming sur une Triumph Gabriele ou une Olympia SF. C’est indéniable, avec la machine naît une intimité entre les auteurs et leur technologie, sans laquelle il serait impossible de comprendre pourquoi le 28 février 1916, sur son lit de mort, Henry James réclame sa Remington et sa fidèle dactylographe, Theodora Bosanquet. »
« Il faut attendre 1983 pour que le traitement de texte devienne lui-même le sujet d’une œuvre littéraire, Word Processor of the Gods, une nouvelle de Stephen King publiée dans Playboy. Chaque fois que le texte est édité, le monde se transforme. Tout un programme. » [12]
Le hasard de mes récentes lectures a fait que j’ai lu en même temps que ce texte de Thierry Crouzet, une fiction d’Éric Plamondon, publiée par Le Quartanier, Mayonnaise, autour de Richard Brautigan (dont nous avons d’ailleurs édité récemment chez Publie.net un recueil de textes autour de sa nouvelle : Qu’est ce que tu vas faire de 390 photos d’arbres de Noël ?
Un des chapitres du livre de Plamondon s’intitule QWERTY et évoque sous l’angle de la fiction l’invention de la machine écrire.
« Christopher Latham Sholes est né le 14 février 1819 en Pennsylvanie. Il va bientôt avoir cinquante ans. Il lit le Scientific American Magazine. Un article qui a pour titre « Le ptérotype » l’interpelle. Un certain John Pratt a mis au point une machine qui sert à écrire. Sholes travaille sur un projet similaire depuis des années. Il trouve dans l’article ce qui lui manquait. Il va enfin pouvoir commercialiser sa machine. Tout le monde va écrire de la même manière. Sholes invente l’écriture normalisée. après lui, il y a, d’un côté, les lettres manuscrites et, de l’autre, les courriers dactylographiées.
Sa machine sera composée d’un clavier de quatre rangées de onze touches disposées dans l’ordre suivant :
2 3 4 5 6 7 8 9 - , __
Q W E R T Y I O P
Ï A S D F G H J K L M
& Z C X V B N ? ; , !
Dans le monde anglophone, ce type de clavier prendra le nom de QWERTY. Sa variation francophone sera l’AZERTY.
Il est fini le temps où Timothy Berley, commis à New York en 1880, passe de longs moments à déchiffrer l’écriture d’un agent de Minneapolis. Il s’agit d’un mémorandum de la plus haute importance. Berley n’arrive pas à lire s’il faut vendre ou acheter. Une fois son service de machines à écrire, Berley est promu. On traite, trois fois plus de mémos qu’un an plus tôt. Tous les ordres d’achat et de ventes ont parfaitement exécutés. Grâce à Sholes, l’Amérique gagne en compétitivité.
Sur State Street, à Milwaukee, il y a un panneau à sa mémoire :
« INVENTION DE LA MACHINE À ÉCRIRE. C’est ici, au 318 State Street, que C. Latham Sholes perfectionna, en septembre 1869, la première machine à écrire commerciale. »
Mark Twain serait le premier écrivain à avoir soumis un manuscrit sous forme dactylographiée : Les Aventures de Tom Sawyer. »
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