[REVUE DE PRESSE] La redoutable écriture fragmentaire des jeunesses ayant laissé oublier leurs « guerres indiennes » 20 mai 2015 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : benoit jeantet, nos guerres indiennes
Merci pour cette belle note de lecture, que l'on peut retrouver sur le site de Charybde.
Publié en numérique en décembre 2014 et en papier en mars 2015 chez publie.net, ces 75 pages de Benoît Jeantet, jusqu’ici surtout auteur de poèmes et de nouvelles (certaines ayant notamment été publiées dans le passionnant Zaporogue de Sébastien Doubinsky), et d’un récit en 2010, « Ne donnez pas à manger aux animaux au risque de modifier leur équilibre alimentaire », épousent la forme fragmentaire que l’on apprécie bien souvent à la librairie Charybde.
On appliquait son esprit au moindre texte. Chaque livre portait l’espoir d’un nouveau monde. Tout un champ d’opossums possible. Jeunesse bouillante. Savate. Chausson. Boxe anglaise. Mouille le maillot ou casse-toi. Le nomadisme rendait sensible aux autres. À l’affût dans les salles obscures vous traquiez les moindres éclairs du désir. Ressentiez le manque. Les cœurs volaient en éclats. La vraie vie ça n’existe pas. Le cinéma rien de mieux pour apprendre à finir. À ne plus vivre qu’à brève échéance. Vieillir ne serait rien. Non. Une chute sur la tempe. À travers le temps. Pourtant la longueur du jour est désormais source de larmes. Une lassitude vous enveloppe. Le voyage a perdu son motif. Le cœur n’est plus cet athlète. En forme ou pas. Chaque partie du corps aurait-elle eu droit à son histoire ? Pour ça qu’il se laisse flotter. Le corps. À la dérive. Endormi dans l’onde inerte. Le corps. Pour ça que des bois flottants. À l’approche des derniers rapides. Tout ce que nous sommes…
Trente-et-un fragments, donc, arrachés à la mémoire du narrateur, mémoire flottante, à la fois extraordinairement précise dans le détail et extrêmement flottante, disjointe, dans l’agencement narratif et temporel de ces bribes, de ces briques d’identité, qui semblent bien moins chercher à reconstituer quelque passé enfui qu’à provoquer la fulgurante compréhension, espérée et mélancolique, d’un « comment en est-on arrivé là ? », comment a-t-on à la fois abandonné ses propres guerres indiennes simulées, rébellions adolescentes aussi roboratives que désormais sans lendemain, et conduit (ou laissé conduire), en un redoutable assaut de conformisme qui aurait refusé de dire son nom – et l’on songe ici, à plus d’un moment, au magnifique « Liquide » de Philippe Annocque -, une véritable guerre d’extermination à l’égard de notre propre jeunesse, de ses idéaux volages et de ses illusions au fond aussi faciles à dissiper que quelque brume matinale dont elles semblèrent jadis issues.
Bu un thé à la menthe rue Washington. La nuit était presque tiède. Presque. Dehors quelques gamins jouaient à précipiter la chute du triste monde. Avaient une fois de plus trouvé le moyen de quitter leur réserve. L’endroit où on les a confinés. Sommés de mourir. Et que leur race s’éteigne à petit feu. En silence. À perte de vue des terres de poussières. Incultes. leurs ruses et leurs désirs de pillage. Se hurlaient mutuellement des tas d’adjectifs sauvages dans leur patois d’indiens. Derrière la vitre nos oreilles saignaient. Étais venu là avec un ami. Reparler de cet âge sauvage lorsqu’on s’inventait des vices pour se rendre intéressants. Reparler un peu de nos guerres indiennes. Dehors, puisque la vraie vie c’était dehors, soudain ça s’est mis à renverser les poubelles pour danser autour. Dehors c’était des cris comanches. De jeunes guerriers désireux de faire leurs preuves qui se couchaient pour stopper les diligences. Et dedans c’était rempli de gros propriétaires terriens. Les fils de ceux qui avaient spolié leurs pères. Violenté leurs mères. Ces diligences pleines de possibles têtes à scalp, mon ami et moi ça nous amusait pas mal de les savoir stoppées comme ça au feu rouge. Leurs occupants tout à coup forcés de mettre un peu le frein à leur ascension sociale. Les cochers parfois toussaient d’impatience. Fouettaient méchamment la nuit. Maudissaient cette sale race. Cette racaille qu’on aurait mieux fait d’éradiquer une bonne fois. Du mal peut-être à refréner les envies de carnage de leurs trois cents chevaux de guerre. Tellement fiers de leur attelage d’Attila importé d’Allemagne et d’Italie.
Usant d’une phrase soigneusement hachée, à la ruse toute poétique, maniant syncopes et apocopes sans aucune gratuité, Benoît Jeantet propose une écriture fouaillant les viscères de la mémoire pour aller à l’essentiel, sans violence inutile mais avec ardeur, pour exhumer sous la seule mélancolie une rage aussi bouillonnante qu’elle est, nécessairement, fatalement, tardive.
Rencontre avec ce vieux complice. Fils d’une maison sévèrement protestante. Un père marqué très tôt au sceau du presbytère. Maman guère plus extravertie. Un type très érudit. L’autodidacte typique. A fugué d’un pas turbulent. Soudain la terre grande ouverte lui était apparue dans l’appel du matin. A donc taillé la zone en scope et tout ça. Rien qu’un peu de cinéma en liberté. C’était vers la fin de l’adolescence. Voulait surtout éviter de se retrouver enrôlé de force à la fabrique paternelle. Cette affaire-là. L’adolescence. A duré plus longtemps que prévu chez tout un tas de jeunes gens.
Un grand texte, qui nous prouve notamment, à nouveau, à quel point les éditeurs « à dominante numérique », lorsqu’ils sont fidèles à une exigence littéraire implacable, comme publie.net ou e-fractions, nous apportent désormais un souffle et une audace qui ne se contentent plus d’être uniquement « rafraîchissantes », mais qui peuvent sans honte viser à l’essentiel.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
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