Via & Vers, c’est l’écart qui captive : une lecture de Pierre Ménard 5 décembre 2014 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : liminaire, mathilde roux, Nathanaël Gobenceaux, rémi froger, revue de presse, via & vers
Article originellement publié sur Liminaire.
Nathanaël Gobenceaux, Mathilde Roux et Rémi Froger nous proposent avec Via & Vers une poétique de la signalisation, une signalétique de la direction, traversée de l’espace, de l’inventaire inventif et détourné d’un territoire, dans l’accumulation de ses signes, un carnet de voyages dont les images se focalisent sur le panneaux indicateurs et leur pouvoir évocateur, flèche comme des oriflammes, porte-drapeaux, « des marques de reconnaissance, des drapeaux, des frontispices », leur invitation au voyage, dessinant un itinéraire bis dans la découverte d’une région, la région Centre et ses nombreuses périphéries.
« C’est l’écart qui captive. »
« LA VILLE EST UNE SUCCESSION DE DIRECTIONS –
– CHAQUE DIRECTION EST UNE SUCCESSION DE SIGNES »
Le lieu est ici un lien. Chaque nom de lieu agit comme un lien, et nous renvoie vers lui comme dans un parcours fléché.
« Tu m’as dit c’est ici. Tu as dit c’est ici, tu n’as pas dit ni quoi ni que, c’était un ici en soi. C’est ici que tu m’as dit c’est ici puisque nous y étions à cet instant précis. Et à partir de là cet ici devenait point de mire, point d’arrêt et point de moindre résistance, plus sensible aux atteintes de la qualification, il devenait centre historique quoi qu’il en soit, il reléguait le reste du monde à sa périphérie. »
Les indications des panneaux de signalisation qui parsèment les paysages qu’on ne connaît pas, qu’on découvre pour la première fois, nous surprennent souvent, nous déstabilisent et nous perturbent, car ils n’indiquent jamais l’endroit où nous souhaitons nous rendre, mais les noms des villes ou villages à proximité du carrefour, limitrophes de l’intersection où nous nous nous sommes arrêtés. Et si on poursuit son chemin, sillonnant le territoire de village en village, c’est en opérant des sauts de puce d’une indication à l’autre, avec l’espoir de parvenir à destination.
« Certains lieux que nous voyons toujours isolés nous semblent sans commune mesure avec le reste, presque hors du monde, comme ces gens que nous avons connus dans des périodes à part de notre vie, au régiment, dans notre enfance, et que nous ne relions à rien ».
Dans les variations sémantiques des noms de ville du livre Du côté de chez Swann, de Marcel Proust, l’évocation du simple nom d’une ville suffit au narrateur pour imaginer des voyages merveilleux. Pays rêvés ou pays réels, Noms de pays : le nom constitue une invitation à la réflexion sur la puissance évocatrice des mots et des noms :
« Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes - et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes - une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément, comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants... »
Les panneaux de signalisation donnent forme dans l’espace, dans le paysage, aux indications des cartes géographiques.
« Que nous dit la voix des voies ? Avancez, tournez, suivez la flèche, suivez la route, prenez le flot, prenez la file, bougez, dégagez, continuez, passez les portes, passez les murs, passez devant, toujours, déplacez-vous placez-vous dans le cours. Allez voir ailleurs. »
L’esthétique particulière des anciennes cartes Michelin avec leur surimpression de dessins de routes aux couleurs variées (chemins, routes, autoroutes, traités chacun par un graphisme spécifique pour être reconnus aisément), de paysages (vallons, bois, lacs, etc.) sur lesquels la toponymie des lieux vient s’inscrire au risque de la surcharge et de l’illisibilité, a toujours été pour moi associé à la beauté de ces mêmes lieux dont le rendu graphique semblait tenter de s’harmoniser au mieux avec les panneaux de signalisation. Aujourd’hui la carte est devenue numérique et son esthétique s’accorde parfaitement à cette transformation radicale, les données sont géolocalisées, les cartes auxquelles on peut associer des vues photographiques (street view) modifiables, partageables, la circulation assistée par ordinateur (GPS).
« La vaillante ne prenait pas ombrage de ces injonctions. Elle tenait sa place, elle y tenait, n’avait nullement l’intention de se déloger, de quitter son rouge pour un bleu plus bleu au loin, un vert plus vert à côté ou un blanc plus blanc on ne sait où. Elle tenait à sa porte, elle la tenait fermée. Allez donc voir ailleurs, oui. »
Sur la devanture de certains établissements (et principalement les cafés et restaurants) qui veulent annoncer à leur clientèle un changement notable de service, et qui font réaliser d’imposantes banderoles barrant l’enseigne du leur commerce, s’affiche un significatif « changement de direction ».
« Dans le jeu des pistes, chaque indication comme un éloge, chaque mot tel un avocat déduisant ses certitudes. »
« Regarde comme chaque nom est un mot du monde, une histoire en lui-même et un chant coloré. Comme tous ensemble ici agencés ils forment une figure inédite d’éléments par ailleurs familiers, une pyramide de signes à taille humaine (un peu plus), une mosaïque de lexiques chacun parlant pour eux. Regarde comme dans le mince espace entre eux s’allongent pourtant des siècles, des légendes, des aires et des projets et comme leurs bras ouverts, leurs bras levés nous disent comme il est plein, ce vide autour de nous. »
Le texte Via & Vers se présente comme les panneaux de signalisation photographiés qui accompagnent le livre, il nous indique la voie à suivre, le chemin à prendre pour nous guider ou nous perdre suivant notre humeur ou notre désir, en une accumulation de fragments juxtaposés qui se font écho ou s’entrechoquent, comme un cadavre-exquis, en totem indicateur. Et les trois auteurs faisant flèches de toutes directions, chacun suivant sa voie, faisant entendre sa voix, nous montre son chemin, pour mieux nous y perdre en nous faisant tomber malicieusement dans le panneau.
« Peut-être que toute trajectoire n’est qu’une tentative d’oubli. »