Couturière, de Martine Sonnet : « Oui, quand j’y repense, j’en ai habillé des événements dans les vies de mes clientes ! » 20 juillet 2014 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : couturière, féminisme, femme, france culture, martine sonnet, mise à jour, pièce radiophonique, société
En guise de préface
Historienne des femmes, je ne me refais pas, je n’ai écrit que des histoires de bonnes femmes pour les (feux) Passagers de la nuit de Thomas Baumgartner sur France Culture, quand celui-ci m’avait invitée à rejoindre les auteurs de la série de fictions brèves à deux personnages « 2 voix 5 minutes » de son émission.
Défi double : parce que j’entoure la fiction d’un large périmètre de sécurité quand j’écris et parce qu’une certaine paresse me dissuade d’intégrer des dialogues dans mes textes. Aller à la ligne, saisir un tiret et ouvrir des guillemets pour un oui pour un non, je ne l’avais jamais fait.
J’ai donc enfreint joyeusement mes limites pour répondre à la commande dès que s’est imposé l’idée d’écrire une succession, étalée sur plusieurs décennies du second vingtième siècle, de ces face à face /face miroir que sont les séances d’essayages d’une cliente fidèle chez sa couturière — situations qui répondaient parfaitement aux contraintes formelles de l’émission. Autant d’essayages, autant de coupes dans la vie des deux femmes. Ainsi est né Couture à domicile en 2009, texte que j’ai depuis repris et étoffé en plusieurs versions situant les essayages à des dates différentes et intégrant plus ou moins de personnages. Le dialogue radiophonique s’est théâtralisé.
Couturière place les séances en 1950, 1962, 1970 et 1981, dans une large amplitude chronologique qui correspond à une évolution considérable de la vie professionnelle des femmes ; leur présence dans le monde du travail étant elle-même la clé de toutes les autonomies possibles, dès lors qu’elles se sont (bien tardivement) vues accorder le droit de vote et qu’elles arracheront (encore plus tardivement) la maîtrise du calendrier de leurs maternités éventuelles.
À ces égards, les huit années qui séparent la couturière de sa cliente, plus jeune qu’elle, leur trace des destins différents. La couturière reste dans l’assignation la plus traditionnelle, elle appartient à ces générations de femmes auxquelles on ne proposait pas grand chose d’autres à apprendre que la couture, et exerce celle-ci confinée à domicile, sous le couvert (couvercle ?) d’une illusoire « conciliation » des vies de famille et de travail, quand la cliente faisant l’expérience de différents emplois tertiaires, tire son épingle du jeu professionnel — ce qui lui permettra in fine de se retirer du jeu conjugal.
Au fil des essayages, la confiance s’installe et les événements qui jalonnent les vies des deux femmes suscitent les confidences le temps de tourner un peu pour voir si ça pose bien de partout. Autour d’elles, le monde va, de reconstruction en glorieuse expansion, du sur-mesure au prêt-à-porter, et de drames personnels en heureux événements qu’il convient d’habiller.
Enfin Couturière fait bien sûr aussi écho au chapitre (8 de la série numérotée en chiffres arabes) portant le même titre dans mon livre Atelier 62 et à tout ce vocabulaire de gros-grain et d’extra-fort resté dans mes oreilles avec la voix qui les portait.
M.S.
Blog : L'employée aux écritures
Premier essayage
Samedi 2 avril 1950. Dans l’appartement de la couturière. Il y a la couturière (30 ans au premier essayage, 61 au dernier), la cliente (22 ans au premier essayage, 53 au dernier) et arrivera la voisine de la couturière (un peu plus jeune que la couturière).
LA COUTURIÈRE. Entrez, entrez, faites pas attention, je sors à peine de débarrasser mon midi, les gosses viennent de repartir. Regardez-moi ça, encore des billes sur le lino. Je leur dis, mais vous savez ce que c’est !
Enfin non, vous êtes toute jeune, Mademoiselle ou Madame ?
LA CLIENTE. Madame, encore que, c’est tout frais du mois de mars. Mais les enfants je vais pas tarder à savoir : je viens pour une robe de grossesse. C’est la boulangère qui m’a dit…
LA COUTURIÈRE. Enceinte ? Mince comme vous êtes on devinerait jamais !
LA CLIENTE. C’est pour début septembre… on a pris un peu d’avance…
LA COUTURIÈRE. Y’a pas de mal, sauf si vous n’étiez qu’à moitié décidés.
LA CLIENTE. Oh, c’était déjà solide : fiancés depuis trois ans.
LA COUTURIÈRE. Juste un heureux événement dans ce cas-là, et puis c’est la vie. Alors, votre tissu et votre modèle, que je voie…
Une popeline : vous avez eu le nez fin. Près du terme en été, même dans une robe bien ample, vous aurez chaud. Et je vous souhaite pas des jumeaux…
LA CLIENTE. Me portez pas la poisse ! Déjà que ça vient quand même avant l’heure ; on comptait économiser encore un peu.
LA COUTURIÈRE. Mais vous savez, des jumeaux, ça arrive, faut tout prévoir. Et la première fois de toutes façons, on ne sait pas combien vous allez prendre !
LA CLIENTE. Craignez rien, je fais attention. Et puis je travaille vous savez, alors bien forcée de bouger.
LA COUTURIÈRE. Vous faites quoi ?
LA CLIENTE. Mécanographe aux chèques postaux. On est tous les deux aux PTT, avec mon mari : lui le tri, moi les chèques.
LA COUTURIÈRE. Idéale la popeline, à la fin vous verrez ça tire, alors en plus si faut souffrir de la chaleur.
Sûre de vous pour le patron ? Pas de regrets ? Je coupe ?
LA CLIENTE. Allez-y. En août on sera chez les beaux-parents, au frais, à Saint-Vaast-la-Hougue, toujours de l’air je vous assure !
LA COUTURIÈRE. Le vent sur les côtes, m’en parlez-pas : je suis du Finistère ! Alors, vous, normande ?
LA CLIENTE. Mon mari. Moi, allez savoir, je viens de l’Assistance. Placée dans des fermes et je l’ai connu comme ça : c’est le neveu de mes derniers parents nourriciers.
LA COUTURIÈRE. Mon aîné, le Jeannot, quand je l’attendais, j’ai échappé aux grosses chaleurs. Arrivé fin mai. Sauf qu’on était en 40, mon mari mobilisé. Mariés en juin 39, séparés en septembre. La lune de miel, fallait en profiter.
Après, il a été fait prisonnier, il est revenu en novembre 43 et ma Françoise est née en juillet 44. Là, à la fin j’ai eu chaud. Et la fatigue je vous dis pas, un deuxième, c’est autre chose.
Mettez-vous dans le fauteuil, vous serez mieux, je finis d’assembler et je faufile.
On frappe à la porte.
LA COUTURIÈRE. Bougez pas — j’attends personne.
LA VOISINE, bassine à confiture dans les bras. Je vous la rapporte, merci bien. J’ai fini toute la rhubarbe de ma cousine d’Arpajon. J’ai cru que j’aurais jamais assez de bocaux tellement y’en avait. Sans la bassine j’y serais encore !
Oh mais pardon, vous avez du monde. J’avais pas vu Mademoiselle dans le fauteuil.
LA COUTURIÈRE. Madame, mais c’est pas grave, c’est tout neuf. Vous la portez dans la cuisine ? ça m’arrangera.
LA VOISINE. Vous lui faites quoi de beau à la jeune dame ? Taillé grand on dirait. Non, quand même pas une robe de grossesse à fleurs ?
LA CLIENTE. Oh, juste un petit semis, j’aurais jamais pris des grands ramages.
LA COUTURIÈRE. Ils rendent très bien vos petits bleuets sur le fond vieux rose, ça change. C’est souvent de l’uni les robes de grossesse, les clientes n’osent pas.
LA VOISINE. Et puis, au fond c’est moins salissant l’imprimé. Les lessives vous avez tout le temps d’en faire !
LA COUTURIÈRE. Je bâtis l’ourlet, j’enlève les épingles et vous l’enfilez.
LA CLIENTE. Moi je penchais pour l’uni, mais le vendeur de tissus au marché du vendredi, vous savez comme il est : les bleuets qui seraient assortis à mes yeux…
LA VOISINE. Un drôle d’enjôleur.
LA CLIENTE. … du coup, va pour l’imprimé.
LA COUTURIÈRE. Un peu baratineur peut-être, mais qui ne vend pas de la chiffe.
Elle resservira, votre robe. Si c’est l’hiver, je vous la double en finette, ni vu ni connu, et vous rajoutez un petit cache-cœur mohair.
LA CLIENTE. À la voisine. Vous y allez fort ! Faudra déjà se tasser dans le logement avec un. On demande pour plus grand à la mairie mais c’est qu’on n’est pas les seuls !
LA COUTURIÈRE. J’arrête les fils.
LA CLIENTE. Elle fait immense, à plat sur votre table.
LA VOISINE. Vous inquiétez pas, la couturière a le compas dans l’œil. Nouvelle cliente peut-être ?
LA COUTURIÈRE, à la voisine. Dites-donc, vous n’avez pas peur que ça se chamaille chez vous ? Devriez aller voir. Les laisser tous seuls, franchement… Et qu’ils trouvent les allumettes, hein ?
LA VOISINE. Parlez pas de malheur. J’y vais. Mais mardi j’aurai besoin de votre grand faitout…
LA COUTURIÈRE. Filez avant qu’ils cassent tout.
Parlez d’un pot de colle ! Pas méchante mais une vraie pie. Elle vous a entendu arriver et elle rapplique. Toujours un bon prétexte…
LA CLIENTE. On entend tout chez nous aussi. Enfin, on va pas se plaindre qu’ils reconstruisent vite.
LA COUTURIÈRE. Défaites-vous ; je crois pas avoir oublié d’épingles.
Enfin, elle est plus à plaindre qu’autre chose : sa grande a eu la polio, ses deux petits qui se suivent à dix mois d’écart se bagarrent à longueur de journée et son mari est en sana depuis un mois.
À ce tarif-là, qu’elle cherche à se changer les idées… Tout de même, en y repensant, un pot de confiture avec la bassine, vous ne croyez pas ?…
Vous avez le paravent pour vous défaire, mais ne vous gênez pas, mon mari fait équipe du soir cette semaine.
LA CLIENTE. Pas encore en grève ?
LA COUTURIÈRE. Non, et je suis pas pressée. C’est bien beau mais les quinzaines s’en ressentent — sans compter qu’à Brest ils ont eu un mort, un pauvre jeune gars du bâtiment. Mon mari a trois frères à l’Arsenal, alors on suit ce qui se passe là-bas.
LA CLIENTE. Et vous avez préféré quitter la Bretagne ?
LA COUTURIÈRE. Mon mari, quand il est revenu de prisonnier, il ne s’est plus trop entendu avec ses frères. Faut dire, cinq garçons dans une famille. Lui, le plus jeune et qui avait de la facilité pour apprendre, sa mère l’aurait bien vu au séminaire. Mais lui pas question, il a préféré partir. Embauché tôlier à Billancourt. Moi j’ai suivi, bien obligée, mais avec ma clientèle ici, je me trouve très bien. Aucun regret.
LA CLIENTE. Que je craque pas vos coutures.
LA COUTURIÈRE. Oui faites attention, c’est du vite fait mon bâti.
LA CLIENTE. Nous, franchement, on se voyait pas passer notre vie dans le Cotentin. La chance qu’on a eue c’est d’être pris tous les deux en même temps et envoyés sur Paris. On a quand même des avantages aux PTT.
C’est idiot, j’ai fait ma mise en plis juste avant de venir, sans penser à l’essayage. Mais faut tout faire le samedi.
LA COUTURIÈRE. J’ai compté large pour les coutures, au cas où. J’aime pas dire non quand on me demande d’élargir, après. Reprendre on peut toujours, mais lâcher, si c’est pas prévu : bernique !
J’en ai perdu comme ça, au début, des clientes, des qui gonflent et qui dégonflent et veulent toujours que ça colle au poil.
LA CLIENTE. Là franchement, que je vous demande de relâcher…
LA COUTURIÈRE. Faites pas cette tête : une poule qui aurait trouvé un couteau ; et prenez du recul, collée à la glace, comment vous voulez voir ?
LA CLIENTE. Elle bâille, non ? pas habituée au large, moi j’aime près du corps, alors forcément.
LA COUTURIÈRE. Vous la remplirez, et plus vite que vous pensez, croyez-moi. Tournez. Le travail, vous continuerez ?
LA CLIENTE. Mécanographe c’est pas le Pérou, alors prendre une nourrice… non, j’arrête. Quand on n’a pas sa mère ou sa belle-mère à côté pour garder le petiot, faut vraiment bien gagner pour continuer.
LA COUTURIÈRE. Tenez-vous droite, un peu plus.
LA CLIENTE. Et puis de toutes façons, les chèques c’est usant pour les nerfs ; ça vous tape sur le système, les cartes perforées. Trois ans à ce régime-là et je sens déjà la fatigue, alors après !
Mais les collègues manqueront, l’ambiance.
LA COUTURIÈRE. Levez un peu les bras, que je voie si mes emmanchures tirent pas.
LA CLIENTE. La taille haute, je m’y fais pas : jamais aimé, le style Empire. Et puis trop longue.
LA COUTURIÈRE. La longueur, c’est pas la question, on l’ajuste en dernier. Je vais vous dire : ce qui compte c’est l’empiècement poitrine, et il pose bien. Les fronces en dessous tombent impeccable.
LA CLIENTE. Mais la poitrine justement, vous avez vu grand, non ?
LA COUTURIÈRE. Mais vous allez en prendre et vous verrez : échancré comme j’ai coupé, vous aurez un joli décolleté. Bordé d’un petit biais uni, assorti, rose ou bleu, comme vous préférez. Finitions soignées, je suis connue pour ça.
LA CLIENTE. Rose, c’est pas que je sois superstitieuse mais si ça peut m’aider à avoir une fille.
LA COUTURIÈRE. Alors là, vous prendrez ce qui viendra, tous logés à la même enseigne avec ça, encore heureux. Notez, je parle d’or, j’ai le choix du roi, l’aîné le garçon, la fille en deuxième.
Elle m’a l’air ronde ; combien sous le genou vous voudriez ?
LA CLIENTE. Dix centimètres à peu près.
LA COUTURIÈRE. Bougez pas, je vous mets des épingles. Comme fermeture, vous ne m’avez pas dit : éclair, boutons, pressions ? Et j’avais pensé à une petite martingale unie, assortie au biais de l’encolure pour l’habiller un peu du dos.
LA CLIENTE. Non merci, j’aime mieux sans trop de façons : on me verra bien assez avec mon gros ventre. Éclair la fermeture.
LA COUTURIÈRE. Vous avez remarqué ? les poches dans les coutures des côtés n’étaient pas dans le patron. Les robes, et surtout celles-là, faut les faire pratiques. Ne serait-ce qu’un mouchoir. On se demande à quoi pensent ceux qui les dessinent. Doivent jamais être enrhumés !
NOIR.