[Nouveauté] Shanghai Double, de Pierre Vinclair et Jean-François Devillers 20 janvier 2014 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : , , , , , ,

La collection Horizons, dirigée par Louise Imagine, s’étoffe. La photographie aura la part belle cette année. Nous avons le plaisir de publier Shanghai Double, un magnifique texte de Pierre Vinclair accompagné des photographies de Jean-François Devillers, un livre dont Arnaud Maïsetti signe la présentation. À venir très prochainement, la mise à jour aux formats EPUB et MOBI de Sarajevo, lignes de fuite, de Guénaël Boutouillet et Alexandre Chevallier, ainsi que la publication de Double Exposure de Maryse Hache et Tina Kazakhishvili.

La ville et son double

de la ville, Shanghai, le monde
en attendant la fin, simplement) de l’averse

shanghai-cover-autre

Villes dressées aussi loin que possible. Il suffit, en fermant les yeux, d’imaginer l’autre côté de la Terre où l’on se trouve, et c’est là-bas, ces villes qui se réveillent quand ici la nuit vient de tomber — l’imaginaire d’un monde au travail dès la première aurore de la Terre, d’un monde né d’avant et plus ancien que nous, et plus nombreux, d’un monde plus rapide aussi, d’un monde qui mêle ces images, l’antiquité la plus haute et les modernités les plus féroces, des villes comme des précipités de tous les temps. Et nous de l’autre côté, on ne possède que des noms qui claquent comme des cris — comment se défaire de ces images ?

Les tours de verre et les marchés d’épices, les carrioles tirées à bras au milieu des taxis, les vieillards qui ont connu l’Histoire et les traders en veste brune qui hurlent dans l’accélération insensée des nombres qu’on n’a pas le temps de compter et qu’on s’échange — au milieu de cela, la ville, cet amas de corps, de ferrailles, de vitrines qui reflètent des immeubles que reflètent d’autres vitrines traversées par des corps marchés dans son ventre, cette masse immobile qui fait mouvement en elle possède peut-être plus d’habitants qu’un seul pays, et tout ce ciel qu’elle repousse à mesure d’immeubles érigés pour mieux compter, dénombrer, vendre tout ce qui sera possible.

Comment la voir ?

au lieu de demeurer, enfourche ce vélo, dérive
dans les angles morts, bâtir nos villes alternatives.

De la photographie comme arme de poing — intercepter les lumières, inventer un cadre pour, non pas mettre la ville dedans, mais un regard. Jean-François Devillers est photographe, il vit à Shanghai : ce regard de la ville quand on l’habite devient l’usage même du temps, de l’espace quand il est saisi en travers soi pour mieux l’habiter.Comme une tâche aussi, une très ancienne et secrète tâche qu’inlassablement il faudrait endosser — sur les images de J.F. Devillers, la composition semble celle de masses, rapport étrange qu’équilibre souvent un lourd édifice absent de l’image qui lui donne force cependant de tenir encore debout. Du château de cartes que semble la ville, l’impression de la ruine prochaine, fatale, grandiose, est écrasante. C’est en tout ce qui traverse aussi au milieu des ruines — parfois déjà présentes, ces amas de pierre dont on devine qu’ils sont du passé, restes de maisons anciennes et abandonnées au premier plan du skyline parfait des tours au loin, impassibles : mais comment ne pas voir le présage d’un devenir — promesses de la poussière ?

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© Shanghai Double — Jean-François Devillers

Des images de J.-F Devillers, la double perspective (son éthique nue, à l’os) : les prises de vue à hauteur d’épaule, corps qui passent, contemporains d’une présence, regardent à même distance que soi les paysages que la ville invente pour qu’on prenne mesure de sa hauteur, l’étagement du monde en érections puissantes, et qu’à la saleté vivante et joyeuse d’une ville à échelle humaine réponde la propreté nette, d’acier, lointaine, des tours où là-haut quelque chose nous regarde ; et d’autres prises de vue, en hauteur cette fois, pour rendre gorge à la distance, regarder ce qui regarde, et voir de là-haut le sol qui ressemble à du ciel quand en bas on était.

dans les vagues d’air. Les yeux
fermés à retisser les invisibles,
il sait assez que nous passons au lieu.

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© Shanghai Double —Jean-François Devillers

De la poésie comme marcher, aller, circuler — et la circulation même, celle qui organise dans la ville la pulsation du temps, organisant avec elle les regards de l’image à la ville, les mots qu’il faut dire pour peupler les monde intérieurs qu’elle rend possible.

Texte de Pierre Vinclair qui tient du poème, de l’ekphrasis secrète, du récit aussi, ou du carnet de voyage, de cette forme libre que fabriquent les villes inconnues quand il s’agit de les dire tout en allant auprès d’elle, et comme un trajet, une trajectoire en compagnie, le partage de la ville qu’on rompt en deux, mais la part du poète, celle du photographe, ne sont pas celles que l’on croit.

Lyrisme urbain,de la fièvre des passages se ressaisir et trouver langue : ici, c’est ce geste même, le nerf d’une parole rapide qui s’enroule autour et dedans les images en une même forme successivement reprise — distique, quatrain, tercet —, qui tiendrait à la fois de la ruine du sonnet, et de l’invention d’un haïku agrandi, ou quasi-doublé. En chacune ces formes, chapitres du récit, le débordement — qu’accentue un usage décentré de la parenthèse ouverte sur le vide, qu’exige une plongée sans cesse rejouée, l’épreuve d’un vertige. Chaque séquence serait comme une ville en elle-même conçue sur un terrain trop dense pour elle, et qu’enjamberait tours et quartiers, cherchant dans la verticalité de l’image et l’horizontalité du vers de quoi s’épandre et se bâtir tout entier, d’emportement et de vitesse, charriée d’antiques mémoires et en-allée dans le désir d’être au présent sa propre forme absolument moderne.

et par les doubles
fonds, nous ajoutons des dimensions imaginaires,

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© Shanghai Double — Jean-François Devillers

Double regard, pour une ville double, de passé et d’avenir, de corps et de matières, de rues et d’allées verticales d’immeubles, d’images et de langue où passer, comme aller d’un temps à l’autre, d’un corps à celui qui saura le voir. Double est sa matière, d’aucune essence possible, comme est double son apparition, l’étrange énergie de son effacement : double est la faculté de cette ville à se dire et se voir, comme ici est double son regard, sa diction.

Shanghai Double — du titre reste vaguement la sensation du verbe : ce que Shanghai double, dans sa vitesse, on ne le saura pas ; souvenirs aussi d’une ariette oubliée de Verlaine (Et mon âme et mon coeur en délires / Ne sont plus qu'une espèce d'oeil double / Où tremblote à travers un jour trouble / L'ariette, hélas ! de toutes lyres !), comme si la perception même du temps était vouée depuis l’invention du présent à n’être qu’une vision doublée, ainsi qu’à travers un verre brisé on regarde le monde, pensant que c’est lui qui est en morceaux ; pensées enfin à ce texte d’Artaud, comme le Double est une force, qu’en regard de la vie elle se déploie pour lui faire violence et la relever : du grand théâtre de la ville, la ville de là-bas double celles d’ici d’une radicalité monstrueuse, un rêve qui nous aurait échappé.

Sur les images de Jean-François Devillers, et dans la traversée qu’en fait à voix haute Pierre Vinclair, passe sensiblement, comme un fantôme, notre rêve de villes dont il ne resterait qu’un paysage inhabitable de tours dressé dans le lointain, et au proche, des rue larges où poussent par endroits invisibles de la terre.

Arnaud Maïsetti

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