Un texte/Une voix — À notre humanité/Marie Cosnay 3 novembre 2013 – Publié dans : Un texte/Une voix – Mots-clés : André des ombres, Déplacements, Dialogues des morts, L'Allée du bout du monde, marie cosnay, Noces de Mantoue, Quand les mots du récit
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Ce dimanche, c'est Marie Cosnay qui nous fait l'amitié de répondre à nos trois questions à propos de son livre À notre humanité.
Quelle est la phrase/anecdote/situation qui déclenche l’écriture de À notre humanité ?
On vit depuis de nombreuses années sous un climat (politique) très inquiétant. Personne ne peut plus penser sérieusement en France qu'un front républicain s'opposera au front national en 2017. Le fascisme est en recrudescence en Europe (de la Grèce à la Hongrie, de la Norvège à la France), on le voit venir depuis longtemps, ça ne s'improvise pas, les réponses catastrophiques à la crise financière ne font qu'atttiser ce phénomène qu'on ne combat plus (alors que crient dans le désert et depuis des décennies des philosophes, je pense à André Gorz : on sortira du capitalisme, par la barbarie ou autrement, disait-il en quelque sorte, mais autrement : il semble bien qu'on n’ait pas envie de trouver). Crise financière et réponses – cadeaux aux banques, écrasement des plus pauvres, en même temps volonté (ou tendance ou tentation irrépressible) de proposer comme explication à tout, à des états de fait complexes, des solutions simplistes. Tout y est : les ingrédients, je veux dire. Ce n'est pas nouveau mais peut-être l'aperçoit-on mieux, ou l'a-t-on aperçu un peu mieux autour des années 2007 - 2008. On se souvient de l'identité nationale avec son ministère, de quelques femmes voilées dont on a fait toute une histoire, on sait le discours de Grenoble et ce n'est pas l'histoire d'un homme, les paroles du dernier ministre de l'Intérieur le prouvent, qui a fait dernièrement à l'égard des Roms preuve d'un racisme culturel qui ne le cède en rien à son ignorance des Tsiganes, du rôle qu'ils jouent et ont joué dans la construction européenne.
On finit par regarder indifférents la Méditerranée qui est un cimetière et les côtes de Sicile, on condamne un capitaine de bateau pour avoir sauvé du naufrage des personnes en exil, on enferme des personnes qui n'ont commis d'autre délit que de vouloir quitter un pays, on détruit les campements des familles au fur et à mesure qu'elles les reconstruisent.
2007 j'assiste à l'expulsion musclée d'une famille au Kosovo.
Je suis comme tout le monde, je vois venir ce qui vient.
Et ça coupe en moi l'écriture.
J'en souffre, bien sûr.
Je vais au tribunal écouter les audiences où comparaissent devant la juge des libertés des étrangers sans papiers, je suis témoin de cette justice spéciale qui se met en place, je comprends ce qu'est la rétention administrative, ce que c'est que d'être enfermé plus d'un mois sans délit et sans projet, après la route qui a pu durer des années, ce que c'est que d'être "en panne d'Europe", de planquer ses enfants, de se planquer soi-même, de partir un jour sans dire au revoir. Les poupées de Mounia sont encore dans mon garage, l'attendent, ne l'attendent plus.
Je n'arrive plus à me mettre au bureau, à écrire autour de mes petites affaires.
J'écris Entre chagrin et néant. Puis Comment on expulse. Chez publie.net ce titre : Quand les mots du récit. Ces textes témoignent de ce qu'on voit à l'œuvre, de ce que fabrique la politique d'immigration.
J'ai envie de fiction pourtant. Je ne sais pas à quoi elle œuvre ni ce qu'elle peut et je suis découragée mais j'accepte qu'elle m'appelle et je tente d'y réfléchir. Elio Vittorini s'est posé la question de l'écriture au moment de la guerre d'Espagne : je vais voir de ce côté-là.
L'Histoire est un bon moyen de rentrer dans l'épaisseur du vécu. De tenter de comprendre. Je remonte les générations. Des phénomènes surgissent. Des vaincus surgissent. Des morts. Ceux de la Commune. Je vais voir de ce côté-là. J'ai l'impression de parler d'aujourd'hui, avec un détour. Les charniers des rues de Paris, mai 1871, parlent d'aujourd'hui.
Et j'ai aussi l'impression d'avoir droit à la fiction. Emmy, Valentina.
Si À notre humanité était une personne ou un personnage, qui serait-il ?
Le livre, s'il était un personnage serait au moins 3 personnages.
Il serait une fille libre et enfant, ou presque. Emmy de la fiction.
Il serait Varlin, ce gosse brillant à qui on arrache l'œil (on le dit, Lissagaray le dit, dans son histoire de la Commune). Je l'aime beaucoup. Je l'ai beaucoup imaginé.
Une fille et un garçon, jusque là.
Il serait un peintre aussi : Courbet ou Goya ? Le livre commence avec Courbet et finit avec Goya.
Je crois qu'il aimerait beaucoup être un peintre qui peint le désastre. Goya. Il aimerait être Goya.
Quel passage/mot/extrait de À notre humanité vous tient le plus à cœur et pourquoi ?
Je crois que c'est à la fin du chapitre IV mais j'hésite.
À la fin du chapitre IV, j'ai repris des registres de procès d'enfants de la Commune. Où on voit qu'on crève de faim. Que les enfants crèvent de faim. Qu'on leur fait la morale.
"Enfant Leberg, vous avez été chez un patron et on vous a surpris les doigts dans la caisse, combien avez-vous pris ? Dix sous. Enfant Leberg, cet argent ne vous brûle-t-il pas les doigts ?"
Je crois que c'est pour l'enfance.
Et on revient la question n°2 : si ce livre était un personnage, il serait un enfant, en fait.
J'hésitais avec un autre passage, mais voilà que je me rends compte qu'on tourne encore autour de l'enfance. C'est 2 pages avant la fin. On est avec les désastres de la guerre, chez Goya.
"À gauche une mère lève le visage et sur le bord du cadre, plus à gauche encore, deux enfants tendent deux bras chacun. Un faisceau de lumière vient toucher les yeux de celui des enfants dont le menton et la bouche froncent les linges de la mère. À droite, dos à nous, une silhouette enveloppée de la tête aux pieds, long manteau blanc cape funeste, se dresse, surplombe le groupe qui résiste en face. La mère supplie. Voici le croque-mitaine."
C'est pour les mères et les enfants, les mères aux enfants enlevés, c'est pour les groupes qui résistent, c'est pour le futur (enfant) surgi dans une image du long, long passé.
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Découvrez l'actualité et le travail de Marie Cosnay sur son site et son blog sur Médiapart.
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