Une ville (13 boucles) d'Emmanuel Delabranche, sur Lécritoire 2 août 2013 – Publié dans : La revue de presse, Notre actualité – Mots-clés : emmanuel delabranche, emmanuelle tricoire, livre numérique, publiepapier, une ville (13 boucles)
Merci à Emmanuelle Tricoire pour cette chronique. Vous pouvez également la lire sur son site à cette adresse et suivre Emmanuelle sur Twitter via @Lecritoire.
13 boucles dans une ville, celle du Havre. Le terme de boucle est extrêmement pertinent pour ces voyages dans la ville, dans le temps, celui de l’enfance souvent, d’Emmanuel Delabranche.
Ce texte n’est pas le seul publié par l’auteur, qui toujours s’exprime avec cette voix si particulière donnée par un texte sans ponctuation. Le retour à la ligne de ces courts paragraphes est le seul repère. Il est donc nécessaire d’apprendre à entendre la voix de l’auteur – une écriture dénuée de tout ce qui semble avoir été fioriture, une écriture sans moulures haussmaniennes, une écriture havraise comme les façades de la ville en quelque sorte – de déceler le rythme de sa phrase, qui prend des libertés – mais pas toujours: sujet verbe complément existe aussi, ce qui est, j’avoue, le plus désarmant, avec les passages qui nous restent inévitablement obscurs.
Mes carnets se nourrissaient de ces balades et l’idée de naître qu’il fallait dessiner aux immeubles plats des toits et aux façades de béton brut des moulures et d’imaginer une ville passée recouvrant celle du futur
Je rêvais à cette ville aimée capitale centrée irriguant la mienne tellement détestée que ma perception était complexe et contradictoire comme l’amour de la tour au port et cette volonté d’haussmanniser la ville de perret car elle était horrible à les écouter grise à se tuer cette nouvelle cité
Pourtant, derrière la visible caractéristique formelle, il est difficile et passionnant d’essayer de saisir où se trouve la véritable singularité de cette écriture.
Et je me suis mis à marcher à arpenter les rues les quartiers d’abord environnants puis plus lointains une à trois ou quatre heures de marche à onze ans je découvrais le territoire urbain l’assimilais prenais des notes dessinais pointant tant les constructions que les vides formant places et respirations et la ville est devenue mienne les aboiements les boutiques les escaliers reliant ville haute et ville basse les rues ensoleillées et celles toujours dans l’ombre les entrepôts les ateliers et ces échappées uniques vers le port ou la mer
À mon oreille, cette voix prend les accents d’une sorte d’inspiration, devient vaticination. Elle retient ses mystères, on ne comprend pas toujours ce que cette parole détient, et retient aussi (ainsi notamment dans un autre texte, De lui mon histoire, pour lequel ce mystère fonctionne merveilleusement bien car il se lie encore plus clairement à un secret d’enfance). L’écriture détient un secret et le préserve tout en le diffusant. L’écriture provient du coeur de l’intime.
Je regrette beaucoup que Delabranche n’évite pas l’écueil de la nostalgie, C’était mieux avant, les gens partageaient tout, la ville était réellement une communauté alors qu’aujourd’hui l’individualisme prévaut. C’est un lieu-commun et historiquement une erreur. Et c’est ne pas apercevoir comment la promotion de l’individu passe par des changements de comportement et… de paramètres pour les observateurs. Ervin Goffman est le premier à l’avoir vu avec une bienveillance pour la société qu’il observait, qui est la clé de toute sa compréhension du monde. Ainsi par exemple Goffman évoque-t-il "l’indifférence civile" pour comprendre cette apparente ignorance qu’ont les gens les uns des autres au coeur d’une ville.
Mais il s’agit ici de littérature, et ce voyage avec le texte d’Emmanuel Delabranche est passionnant, dans l’urbanisme d’une ville que l’on ressent, que l’on apprend par son expérience d’enfant. Une ville bien méconnue des Français eux-mêmes, comme si elle était tellement au bord du territoire… et si récente qu’elle n’aurait pas d’attrait. L’enfance dans une telle ville est véritablement une expérience – c’est-à-dire, comme le montre bien Michel Lussault dans son dernier ouvrage (Habiter la terre, 2013), ce qui nous fait connaître l’espace – et c’est de cela dont nous fait part l’auteur, devenu architecte, y compris peut-être en empruntant ce "on" de l’enfance, ce "on" illusoire des enfances.
On a aimé la ville reconstruite bien plus que toute autre celle de brique sale et triste aux commerces désertés aux rues vidées on a aimé la ville reconstruite comme on aime celui qui nous accueille nous donne tout et nous épanouit on a aimé la ville reconstruite dont on était les premiers occupants à qui on donnait vie
Savoureux point de vue que celui de la découverte d’une ville par l’enfant, qui nous replace dans la vision qu’il avait du monde et nous fait vivre son être au monde et la lente émergence de l’amoureux de la ville.
Les rues sont larges et droites l’étendue urbaine fait du bien loin de s’y placer on y prend vie on y devient et ce vide ce creux dans la main donne comme seins
Emmanuel Delabranche, Une ville (13 boucles), Publie.net, 2012
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