Découvrir le livre numérique avec Publie.net (III) : traduire (1) 11 juin 2013 – Publié dans : La revue de presse, Notre actualité, Traduire – Mots-clés : étude, grèce, livre numérique, marc jahjah, michel volkovitch, poètes grecs du 21e siècle, sobookonline, traduction
Merci à Marc @SoBookOnline qui continue dans sa lancée et nous propose un article passionnant autour de Michel Volkovitch et de L'anthologie des poètes grecs du 21e siècle... Suivez le lien pour lire l'article original.
Intro
> Et déjà des digressions
Y’a 10 ans pour Noël j’avais demandé plusieurs anthologies de poésies dites étrangères dans la célèbre collection de Gallimard : chinoise, japonaise, portugaise, russe, yiddish et j’en oublie (je parcours mentalement et imparfaitement ma pauvre bibliothèque laissée à Paris). Je lutte depuis longtemps contre cette nature encyclopédique (« superficielle » dit-on superficiellement), qui me porte vers tous les continents littéraires, toutes les civilisations, toutes les époques et tous les auteurs; mais j’y reviens toujours, pris entre la logique expansionniste et réductionniste, entre la lecture extensive et intensive, entre la consultation et la rumination.
Ivre de toi
Et toi de vitesse
Heureusement nous avons d’un coup de frein
évité l’éternité.(« Juste à temps » de Christòphoros Liondàkis
dans Anthologie des poètes grecs du 21ème siècle)
J’ai fini par comprendre comment je fonctionnais (et par l’accepter) : je parcours en permanence d’immenses listes – comme un robot d’indexation – à la recherche de trésors que je déterre pour des occasions (un billet, un article, etc.). J’ai donc une culture de bibliographe, comme beaucoup d’entre nous : je ne possède pas le savoir, mais je n’ignore pas son existence. Je suis ainsi capable d’aller chercher sa source, stockée quelque part (dans ma mémoire, dans mon ordi, dans mon ordi qui devient ma mémoire ou ma mémoire informatique). D’où les guillemets (« superficielle ») : la lecture approfondie est rarement effectuée au moment de la découverte d’un texte mais toujours différée; elle a donc bien lieu, mais postérieurement et potentiellement.
> 10 ans plus tard
Deux anthologies auront ainsi attendu 10 ans leur tour, avant que je ne les évoque : celle sur la poésie grecque contemporaine (1945-2000) de Michel Volkovitch et cette autre sur la poésie turque (XIIIème-XXème s) de Nimet Arzik (en (2)). À l’époque, je découpais beaucoup (mais pratique intacte) : dans un poème, j’isolais un bon vers, une bonne rime, un bon titre (mes textes sont souvent amputés, je m’en fabrique de nouveaux; je suis l’homme aux ciseaux de Compagnon).
Je n’ai de ces anthologies que des souvenirs colorés et fragmentés, ceux que mes marques de surligneurs ont matérialisés. Ces techniques de réduction tentaient par ailleurs d’annuler les différentes énonciations qui participent de l’élaboration d’un texte : celles de l’éditeur, celles de l’imprimeur, celles du typographe, celles du traducteur. Aussi je ne retenais pas le nom de ces derniers, que je jugeais sans intérêt (à 18 ans ou bien après, en tombant sur les préfaces de ce cher René Khawam– traducteur de poésie arabe et des Nuits, mort en 2004; Adonis mourra lui aussi avant que je ne le rencontre – je finis par réaliser leur importance).
> Quand fait-on confiance à un éditeur ?
10 ans plus tard, un doute (comme un picotement heureux) en tombant sur l’anthologie de poésie grecque contemporaine publiée chez Publie.net : ce s’rait pas le même traducteur ? Questionnement qui part d’un préjugé un peu honteux – que je confesse les mains nouées –, je m’en rends tout juste compte : je ne pensais pas qu’une anthologie (dite) numérique bénéficierait d’un tel soin, d’une telle finesse dans ses choix, dans sa traduction.
Préjugé idiot et d’autant plus qu’il vient d’un blogueur qui suit ces questions depuis des années mais qui explique aussi les réticences (grossières, quoique légitimes) parfois exprimées : la confiance intellectuelle et éditoriale qu’on accorde naît de processus très complexes (éducation, rumeurs, institutionnalisation, stratégies sociales, publicités, etc.), qui composent une image stable d’une énonciation (celle d’un éditeur), alors qu’elle a été longuement macérée, à partir de laquelle la décision d’achat est automatisée (« C’est Gallimard, je fais confiance » ou bien « même si c’est mauvais c’est toujours du Gallimard »).
Pànos Kyparìssis dans l’anthologie « Poètes grecs contemporains ».
Processus complexes et très longs, qui nécessitent notamment la force symbolique des soutiens publiques (opération 100bibs, 50 ePubs par exemple), capables de transférer une partie de leur stabilité énonciative et de faire aussi « tenir » économiquement ce type de structure (abonnement Publie.net), dans l’attente d’un relai partiel par le public.
Rapide recherche et clin de l’oeil amusé à mon adolescence (« Tu vois, t’allais le retrouver ») : même traducteur, Michel Volkovitch (son blog), qui avait déjà proposé une belle anthologie à Publie.net (12 poètes grecs) et qu’on retrouve souvent dans le catalogue (audace là encore : des textes très exigeants). 4 documents pour suivre la démarche de M. Volkovitch : le blog, la première anthologie, la seconde et un témoignage plus personnel (« Elle, ma Grèce« ). Il faudrait, pour être plus précis, fouiller les autres traductions, leurs préfaces, mais j’ai peur de m’éparpiller.
> Longévité
La longévité d’abord : Michel Volkovitch traduit les poètes grecs depuis les années 80. Il a donc repéré et édité plusieurs générations, passées entre ses mains, dont il est sans doute le meilleur connaisseur. Quelque chose d’émouvant (pour nous et sans doute pour lui) de poursuivre ainsi une tâche sans fin – celle de la littérature moderne : ventre qui n’accouche jamais -, à laquelle Publie.net donne un espace d’expression (10 poètes traduits/an jusqu’en 2016 dans une anthologie permanente : « nous espérons continuer, tant que nous en aurons la force » écrit M. Volkovitch).
Extrait de la préface de l’anthologie « Poètes grecs du 21ème siècle ». Capture d’écran réalisée depuis l’application Readmill sur iPad à partir d’un passage surligné.
> Premiers pas
Les anthologies proposées se passent des explications qui les encombrent (parfois) : une introduction générale (courte) qui explicite les choix effectués, quelques notes explicatives en fin de section et une biographie analytique (avec témoignage d’un poète), toujours située après les textes (« la poésie d’abord »; conduit parfois à une désorientation cela dit, comme on s’attend à trouver un nouveau poète à la fin d’une suite de textes). Pas d’étude synthétique, qui chercherait un ordre, une cohérence ou une filiation, avec laquelle nous aimons tant, en France, lire la littérature, comme une succession (que Borges a toujours dénoncée : diachronie VS synchronie).
Les poètes de l’anthologie « Poètes grecs du 21ème siècle »
20-25 pages en moyenne par poète, qui garantissent une découverte dense et conduisent nécessairement à un choix restreint. Comme le projet s’étend sur plusieurs années, c’est très bien : souvent l’impression, en effet, en parcourant des anthologies de poésie, que la voix des poètes présentés n’est pas celle que je connais. Là, c’est suffisant pour donner une image assez juste d’un poète (l’image juste, c’est simplement celle qui vous donne envie d’aller lire un recueil en entier).
L’atelier du traducteur
> Labyrinthe et miroir
Le blog de Michel Volkovitch est son atelier, dans lequel il traduit, petit à petit, chacun des poètes présentés. Pour sa première anthologie (chez Publie.net), 12 poètes avaient été publiés de septembre 2009 à août 2010. Mis à part quelques changements (l’ordre de publication des poètes), l’anthologie finalement éditée est semblable à celle présente sur la page du traducteur. Vieille page (plus de 10 ans, comme en témoigne quelques vestiges : l’adresse mail avec feu wanadoo, l’esthétique – animation typographique, etc. – et les liens de sites disparus), dont le mode d’emploi et l’index, farceurs, rendent plus opaque encore ce labyrinthe-miroir.
L’un des meilleurs moyens de parvenir à la connaissance de soi est de construire un labyrinthe qui vous ressemble. (Mandiargues)
> « Merci mes ennemis »
C’est celui d’une pensée complexe et d’un auteur, au sens étymologique du terme (« garant du sens d’un texte ») : Volkovitch défend en effet ses choix ou plutôt son écriture, parfois même face à ceux qu’il traduit(dans son Journal Infime : « Merci mes ennemis ») : « D’autres Grecs vont m’asticoter ensuite, chacun à sa façon : un vieux poète, l’un des plus nuls que j’aie jamais traduits, qui après avoir lu ma traduction d’un poème à lui m’en dicte une autre par téléphone (j’en ferai des papillotes) ».
Tyrannie du littéralisme et de l’originalité
Epoque paradoxale en effet où, dans un cas (celui de la traduction), on traque le moindre écart et où, dans l’autre (écriture d’un roman, par exemple), on traque les ressemblances. L’auteur-traducteur et l’auteur-romancier sont tiraillés entre la tyrannie du littéralisme impossible et de l’originalité illusoire, contraire à l’inventivité (les Belles Infidèles du XVIIIème siècle 1; les réécritures de Molière de Plaute). D’où la remarque de Michel Volkovitch : « celui qui compare un texte écrit dans sa langue avec sa traduction dans une langue moins familière ne voit que les écarts sans saisir leur nécessité. »
Le traducteur : un medium ?
Le traducteur développe notamment dans Elle, ma Grèce son rapport à la traduction (« La traduction est une ascèse ») et aux poètes qu’il traduit (« Mes victimes : les poètes »). L’évocation de Papadìtsas, que Michel Volkovitch a rencontré une fois puis rien (mort quelques mois après), est ainsi l’occasion d’affirmer l’écriture propre à la traduction : « Combien de fois, dans ses poèmes, butant sur un mot inconnu de tous, une syntaxe dédaléenne, une allusion obscure, l’aurai-je interpellé, me serai-je imaginé notant, fébrile sous sa dictée, des flots d’éclaircissements d’une obscurité plus flamboyante encore que celle du texte ? » Le traducteur comme medium qui, grâce à ses capacités empathiques, rentre en contact avec l’auteur, à qui il donne un droit de suite.
« et le deuil qui fait de nous des hommes »
> Apprendre à reconnaître des morts
Une bonne traduction se reconnaît assez vite, que vous sachiez la langue d’origine ou pas : rien ne vous porte (naturellement) à comparer le texte traduit avec le texte source. À la rigueur, vous les comparez comme deux textes rigoureusement différents (comme deux nouvelles de deux auteurs différents) où peut se reconnaître une relative filiation. Un bon texte traduit ne casse donc pas la routine d’un lecteur (français), généralement porté à établir des correspondances (et l’on verra ainsi dans les poèmes lus des influences symbolistes, mystiques, réalistes, romantiques, etc.). Dans le meilleur des cas, il pourra aussi se défaire de cette habitude généalogiste et prendre le risque d’être désarçonné face à des objets qu’il ne reconnaît pas malgré leurs infinies ressemblances.
La première poétesse de l’anthologie des 12 poètes grecs (Marigo Alexopoùlou, qu’on retrouve dans l’anthologie suivante) pourrait illustrer cette idée :
Tu m’as laissé tes lunettes,
pour observer tant de jours
et penser
à tes yeux.
Vouloir caresser tes cheveux
et ne pas pouvoir.
Toute la maison
t’attendait.Et maintenant
que tu es revenu
je ne trouve aucun des
signes de reconnaissance.Je n’ai pas trouvé ce verger aux pommiers
où tu me cueillais des fleurs
me promettant
les fruits de la connaissance.J’ai enterré tes lunettes
derrière la maison.
J’ai mis la table
et t’ai attendu.Nous avons repris la conversation
où nous l’avions laissée.Rien n’avait changé
dans les mots,
dans les cheveux.
Mais dans tes yeux habitait désormais
un étranger.
> L’énergie du deuil
Quelque chose disparaît en effet dans la lecture d’un texte traduit : certains arriveront à dépasser le deuil, d’autres, trop occupés à jouer les Dieux, ne le reconnaîtront jamais. Or, écrit Dimitris Angelis (12 jeunes poètes) :
La leçon du Bouddha est semblable, qui fait de la reconnaissance de la permanence des choses l’une des conditions de la libération des hommes (et, par conséquent, leur accession au Nirvana) 2Cette tension s’exprime joliment dans un autre poème de Dimitris Angelis (capture d’écran pour conserver la mise en page) :
> Eternité de l’éphémère
Que sommes-nous disposés à voir, une fois la mort admise ? Le premier volume de l’anthologie Poètes grecs du 21ème siècle, réalisé par le studio Chapal&Panoz, fournit quelques réponses. On doit ainsi au très grand poète Christòphoros Liondàkis ce poème :
Durée rose
Ce soir sous la lune
les jasmins ressemblent
à des dents de nourrissons morts
Leur vie : le soupçon rose
aux pétales des jasmins
L’acceptation de la mort peut conduire à la contemplation de la fragilité du vivant à partir de laquelle s’ouvre une zone d’indicernabilité (pour reprendre Deleuze) où s’annulent les différentes propriétés, c’est-à-dire les différences, du vivant.
En contemplant les choses, au ras de la sensation, nous participons ainsi de leur éclosion :
Athina Papadàki dans « Poètes grecs du 21ème siècle »
La pétale, la rose, le jasmin, la dent ne se distinguent alors plus les uns des autres, ils accèdent bien à cette zone indiscernable où chacun étant l’autre est, parce que le poète a annulé leurs différences dans l’acclamation de leur existence. C’est au traducteur – ce passeur d’outre-tombe – que nous devons cette vérité.
Notes:
- On doit en effet à Galland d’avoir traduit les Mille et une Nuits – et de les avoir améliorées – dans une langue (celle du XVIIIème siècle versaillais) qu’on peut aujourd’hui moquer mais sans laquelle les Nuits nous seraient aujourd’hui inconnues. Son talent, c’est d’avoir compris dans quel cadre sociétal ce texte reconstruit allait être lu. Chaque époque a ainsi ses Nuits : après Galland, Mardrus proposerait une traduction beaucoup plus libertine, quand Khawam au XXème, à la recherche parfois obsessionnel des « vraies » Nuits, ne se fondera que sur des manuscrits absolument sûrs. ↩
- .C’est une leçon qu’on trouve aussi dans l’Epopée de Gilgamesh : « Gilgamesh, où donc cours-tu ? La vie que tu poursuis, tu ne la trouveras pas. Quand les dieux ont créé l’humanité, c’est la mort qu’ils ont réservée aux hommes. La vie ils l’ont retenue pour eux entre leurs mains. Toi Gilgamesh, que ton ventre soit repu, Jour et nuit réjouis-toi, Chaque jour fais la fête, Jour et nuit danse et joue de la musique ; Que tes vêtements soient immaculés ; La tête bien lavée, baigne-toi à grande eau ; Contemple le petit qui te tient par la main, Que la bien-aimée se réjouisse en ton sein ! Cela, c’est l’occupation des hommes. » ↩