Un texte/Une voix — Écrire, c’est physique/Annie Mignard 5 janvier 2013 – Publié dans : Un texte/Une voix – Mots-clés : 7 histoires d’amour, Annie Mignard, Écrire c’est physique, entretien, essai, L'Ami séparé, La Fête sauvage, La nouvelle française contemporaine, La Vie sauve, Le Père
Aujourd'hui, nous vous proposons une rencontre avec la voix d'Annie Mignard.
Elle revient, en trois questions, avec acuité et profondeur, sur son texte Écrire c’est physique :
Quelle est la phrase / anecdote / situation qui déclenche l'écriture de Écrire, c’est physique ?
C'est l'expérience d'écriture, depuis mon premier roman, La Vie sauve, qui m'a inspiré à la longue Écrire, c’est physique. On imagine souvent — du moins j'imaginais avant d'écrire — qu'il s'agit d'un processus mental, imaginatif, avec, tout au bout du bras, la main qui bouge un crayon sur une feuille (ou tape sur un clavier), et que ce processus, on peut le décrire et donc le maîtriser, qu'il est distanciable. Non, il est total. Lancez-vous dans un roman nécessaire et vous verrez. Il y a quelques années, un téméraire s'est fait larguer en parachute au-dessus d'un cumulonimbus de dix kilomètres d'épaisseur. Il est tombé au milieu d'éclairs blancs, de vents très violents discordants, de jets de grêles, de pluies, de tourbillons… Il voulait voir comment sont de l'intérieur ces merveilleux nuages. Ça remue tellement, ça pompe tellement, une telle énergie, et je ne me souvenais pas en avoir été prévenue. J'ai donc eu envie de prévenir : c'est physique, écrire. J'ai reçu par la suite des coups de fil me disant : « Merci d'avoir raconté ça, vous me rassurez. Il m'est arrivé d'éprouver des états semblables en écrivant, je croyais que j'étais fou. »
Si Écrire, c’est physique était une personne ou un personnage, qui serait-il ?
Ce serait Christophe Colomb (griffonnant son carnet de bord).
Quel passage / mot / extrait de Écrire, c’est physique vous tient le plus à cœur, et pourquoi ?
Dans le chapitre intitulé « C'est l'inconscient qui travaille », j'ai écrit :
« Le seul adversaire, c'est soi-même. Le seul verrou, oui, le seul. Le seul ennemi qui puisse empêcher quelqu'un d'écrire, c'est soi-même ; le seul obstacle, c'est soi.
C'est un ennemi d'une ruse, d'une férocité, d'une opiniâtreté effarantes. Mais c'est le seul. »
Pour moi, cette idée est essentielle, avec deux aspects. Le premier est qu'il est inutile d'attribuer la faute aux autres si on ne réalise pas un désir vital. Les autres n'ont rien à voir dans cette bataille d'énergie primordiale et très simple, totalement intime. J'ai vu quelquefois des gens (voulant écrire et n'y arrivant pas) apporter leur souffrance de damnés dans des ateliers d'écriture. Ils en éclaboussaient les autres, en vain ; parce qu'un atelier collectif n'est pas le lieu pour se confronter à soi.
Le deuxième aspect porte sur les sentiments. Par exemple, j'aime les gens et, à me connaître, on pourrait affirmer que j'ai un bon fond. Or quand je considère les années d'impuissance où je n'arrivais pas à plonger dans mon premier roman, et que je vois la cruauté, la ruse, les tortures, l'écrasement impitoyable (sans haine, ni aucun sentiment), la férocité pure, l'absence d'humanité que j'ai exercées sur moi des années, jusqu'à ce que, pour y échapper, de honte j'ai envisagé la mort, aujourd'hui que je vois cela, je songe : Eh bien dis donc, je n'aimerais tomber entre mes pattes ! Ma férocité était aggravée par, et comme fille de ma peur panique. Et lorsque j'écrivais un autre roman, Le Père, tous les soirs je me couchais sûre que je mourrais dans la nuit et que je ne me réveillerais pas le lendemain matin. Je savais pourquoi: pour châtier ma transgression. Aujourd'hui j'ai moins peur, je suis aguerrie contre l'ennemi intérieur. Mais je me rends toujours compte, en écrivant récemment La Fête sauvage, ou maintenant en commençant L'Ami séparé, que, oui, « le seul obstacle, c'est soi ». Il ne s'agit plus tant de combattre le guerrier qui agitait la mort dès que je sortais le nez ; mais plutôt, en déliant, strate après strate, ma liberté intérieure, d'affronter l'insatisfaction et les doutes à mesure que le travail avance.
Annie Mignard a exercé une douzaine de métiers, enquêtrice qualitative, scénariste, lexicographe… Licenciée ès lettres classiques et en droit public, diplômée en sciences économiques, ancienne élève de Sciences po Paris, elle publie en 1981 son premier roman, La Vie sauve (Grasset). Depuis, elle écrit des romans, des nouvelles, des novellas, mais aussi du théâtre et des essais (Écrire, c'est physique, Publie.net). Elle est traduite en dix langues, commentée et étudiée en France et à l'étranger. En 2001, paraît un essai, d'après sa thèse de doctorat à Paris 8 : La Nouvelle française contemporaine, diffusé mondialement par le ministère des Affaires étrangères et sur internet.
À lire : 7 Histoires d'amour, nouvelles, coll. "Mots", Ramsay, réédition HB éditions ; Le Père, roman, coll. "Mots", Seghers ; La Fête sauvage, novella, Ed. du Chemin de fer, Grand prix SGDL de la Nouvelle 2013.
Sa bibliographie, ses dossiers de presse, son travail, ses manuscrits, sont visibles sur son site.
Bonne lecture et à dimanche prochain !