[NOUVEAUTÉ] Marche-frontière, d'Ahmed Slama 17 mars 2021 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés :

Marcher n'est pas à proprement errer, ou migrer. Marcher n'est pas non plus réservé aux seuls marcheurs du moment (qui eux ne marchent pas mais sont en marche, ce qui est tout à fait différent : c'est ce qu'on dit des appareils allumés, après tout, prêts à remplir leur fonction fixement, sans perspective de mouvement). Quelque part, marcher et lire participent de la même élan : ne dit-on pas régulièrement du roman qu'il peut ou non marcher ? Le plus souvent il nous fait marcher, c'est donc signe qu'il fonctionne, un autre mot pour dire grosso modo qu'il marche, mais c'est encore un autre sens. Celles et ceux qui marchent sont d'ailleurs nombreux à traverser nos littératures présentes (souvenir d'un très beau livre de Sergio Chejfec intitulé Mes deux mondes qui visait à faire de la marche un terrain d'écriture ; plus près de nous bien sûr, l'incontournable Marcher dans Londres en suivant le plan du Caire de Virginie Gautier auquel on ne peut pas ne pas penser). Et aujourd'hui avec Marche-frontière, Ahmed Slama investit amplement cette énergie.

Auteur de déjà quelques textes, dont un précédent roman tout à fait singulier, Orance (chez Incipit en W en 2018) et d'un site internet déjà de référence (doublée d'une chaîne vidéo) littéralutte, Ahmed Slama fait son entrée dans notre collection Temps réel avec un texte qui fait de l'identité mouvante que chacun porte en soi l'enjeu de son périple. Emmigré sans papier, le personnage de Marche-frontière a l'identité floue. Sans papier pas de nom, pas de miroir (administratif, mais tout de même) pour se construire un reflet. Comment faire ? Marcher qui sait. Ce personnage se situe alors dans le temps hors temps de la littérature en construction : le présent des sensations immédiates, et de ses joies, ses peines, mais aussi le passé plus ou moins (à) vif, plus ou moins trouble, l'enfance littéralement à portée de main. En ville et hors, approchant les dérives tristement actuelles de l'accueil réservé aux migrants sur le territoire (mais qu'est-ce qu'un territoire, et ne vaut-il pas mieux l'arpenter en marchant pour en prendre pleinement la mesure, vastes questions), questionnant le regard de l'autre sur l'autre, Marche-frontière fait le pari de la distance. Laquelle ? Elles sont plurielles. Celle qu'on peut mesurer dans l'espace pour aller d'un point à un autre, pour commencer, celle qui sépare les êtres, qu'elle soit physique ou figurée, voire même, et c'est sans doute la grande réussite de ce roman fulgurant et tranquille à la fois, celle qui se creuse en nous continuellement et qui amène le temps à nous dissocier doucement.

 

On en était au basculement, à ce lieu – Avignon –, ce temps – avant la perte administrative des papiers – où l’on attend – quoi faire sinon ? – l’échéance. Le passage inexorable vers la clandestinité.

Il marche, comme nombre d’hommes et de femmes migrant d’une frontière à l’autre, la perte de ses papiers d’identité le confine à l’errance.
Qui est-il, où va-t-il, quel est son nom ? Quelques dates, un nom, une empreinte. Voilà ses seuls repères, ce à quoi nous réduit l’administration. Mais on ne se résume pas à quelques données. La vie déborde ce carcan.
C’est le point de départ de cette enquête : une crue intérieure qui pousse le corps à se mouvoir. De là à arpenter le monde par son envers, tâcher de retrouver un nom qu’on a perdu, vivre au niveau du sol avec comme seuls compagnons les ami·es de passage et les rats, il n’y a qu’un pas. Et tant d’autres.
Dans ce roman résolument politique, poétique, qui sait placer lecteurs et lectrices à la place de l’autre, tout un chacun peut s’imaginer réduit à cette position intenable : d’un côté pas vraiment immigré, de l’autre pas tout à fait émigré. Quelque chose entre les deux. Une sorte d’Ulysse cherchant non pas à retourner chez lui mais en. Un emmigré.

 

120 pages
ISBN papier 978-2-37177-607-4
ISBN numérique 978-2-37177-248-9
13€ / 4,99€

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