[NOUVEAUTÉ] La littérature inquiète : lire écrire, de Benoît Vincent 10 novembre 2020 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés :

Si s'agissant de ce que l'on pourrait appeler la littérature de création, l'œuvre de Benoît Vincent est d'importance (Farigoule Bastard et GEnove chez Attila/Othello, les deux premiers volets de son ensemble rock que nous avons publiés ces dernières années, respectivement sur Dire Straits et Pink Floyd, L'Entreterre aux Inaperçus l'an dernier, sans oublier tout le pan Général Instin de son travail), le chantier critique qu'il mène en parallèle (ou faut-il dire, en prolongement ?) est lui aussi particulièrement sensible, et saisissant. À la confluence de ces deux courants d'écriture généralement dissociés, on trouve son site internet Amboilati, un incontournable du web littéraire depuis de nombreuses années.

Le livre qui paraît aujourd'hui est une nouvelle pierre apportée à un édifice plus vaste encore, et ambitieux. Intitulé La littérature inquiète, les habitué.es de publie.net l'ont découvert par le biais de deux travaux préparatoires, respectivement consacrés à Maurice Blanchot et à Pascal Quignard. Tous les autres pourront les redécouvrir dans des éditions revues, corrigées et augmentées en numérique, disponibles dès à présent.

J’ai rêvé que Jean Paulhan avouait sur un plateau télévisé qu’il avait créé de toutes pièces le personnage de Maurice Blanchot comme incarnation de tout ce que représentait la littérature d’après-guerre : personnage kafkaïen, ubiquiste et cantonné en permanence à une chambre d’écriture/ lecture (“une espèce de chambre d’écho”, disait-il). Oui c’était lui, et un petit comité d’écrivains triés sur le volet, qui avaient rédigé L’entretien infini, L’attente l’oubli ou La folie du jour. Si au départ il était quasiment seul, l’écriture est devenu de plus en plus collective au fil du temps, ce qui rendait la syntaxe (notamment) si singulière et l’emprise si importante. Nous étions dans le bureau de la rue ex-Sébastien Bottin. Il avait un gecko sur le revers de costume et trempait de temps en temps le bout de ses doigts dans un bocal d’eau verte.

Le troisième volet est celui qui nous occupe aujourd'hui : sous-titré lire écrire, il opère la jonction entre nos incontournables références ancrées dans le vingtième siècle (Blanchot-Quignard encore, mais aussi Jean Paulhan ou Des Forêts) et les voix d'aujourd'hui qui en sont non seulement les héritiers mais aussi les continuateurs, comme on le disait au Moyen Âge de ceux qui cherchaient à mettre un terme (sans jamais pleinement y parvenir) à l'inachevé Conte du Graal. Ceux-là se nomment Arno Bertina, François Bon, Nicole Caligaris, Italo Calvino, Patrick Chatelier, Claro, Emmanuel Delaplanche, Régis Jauffret, Pierre Senges, Enrique Vila-Matas, Guillaume Vissac ou Antoine Volodine. Surtout, Benoît Vincent s'attarde, dans cet ensemble d'une grande richesse autant poétique que critique, à révéler dans les textes et dans les livres des auteurs sur lesquels il enquête, ce point de jonction entre l'acte de lire et le geste de l'écriture, intimement mêlés. Une odyssée hybride parmi les courants du contemporain, de 1969 (voir extrait ci-dessous comme impulsion) à nos jours, de la NRF ou world wide web des lettres.

Extrait : 1969

IN ORBIT WITHIN THE NARRATOR

Rings of Saturn, we see a black, mile long, geometrically perfect rectangle, the same proportions as the black artifact excavated on the Moon.

NARRATOR _ For two million years, it had circled Saturn, awaiting a moment of destiny that might never come. In its making, the moon had been shattered and around the central…

Precisely cut into its center is a smaller, rectangular slot about five hundred foot long on the side.

NARRATOR (CONT’D) _… world, the debris of its creation, orbited yet — the glory and the enigma of the solar system…

At this distance, the rings of Saturn are seen to be made of enourmous chunks of frozen amonia.

NARRATOR (CONT’D) _… Now, the long wait was ending. On yet another world intelligence had been born and was escaping from its planetary cradle. An ancient experiment was about to reach its climax.

The rest of this sequence is being worked on now by our designers. The intention here is to present a breathtakingly beautiful and comprehensive sense of different extra-terrestrial worlds. The Narration will suggest images and situations as you read it.

Stanley Kubrick, 2001 : A Space Oditty, script

En 1969, le monde accomplit une nouvelle révolution. Ce n’est pas Woodstock ou Altamont, le (vrai) dernier album des Beatles ou le premier de Led Zeppelin. Ces noms indiquent de grands bouleversements, certes, et même la conjonction de réalités pour le moins diverses. Mais pas une révolution, au sens de la révolution copernicienne (qui n’est d’ailleurs qu’un abus de langage ; c’est plutôt un vaste changement d’échelle ou de point de vue, un renversement de paysage, qu’une révolution).

En 1969, donc l’homme pose un pied sur la Lune. Quelle série de noms, là encore, a été projetée sur les écrans que deux milliards d’êtres humains, nous dit-on, avaient la chance de posséder pour en voir la narration filmique.

On a beaucoup glosé, par la suite, sur la véracité de ce fait, et sur sa confirmation historique. On a avancé de nombreux arguments en faveur du montage (via habileté Stanley Kubrick et facétie du drapeau), on a avancé des arguments inverses ou opposés (les Russes n’ont pas démenti, dit Umberto Eco) ; comme je le suppose, son auteur John Karel tente de nous le faire comprendre dans Opération Lune (2002, diffusé sur Arte le 1eravril 2004), à la limite, peu importe si cela est vrai ou pas. L’image, qui serait un hypernom, qui est un hypermot (le mot idéal n’est-il pas l’idéogramme ?) possède ses propres fonctionnements, ses propres circuits et la vérité n’existe pas : seule compte la vraisemblance.

Le monde virtuel par exemple, n’est pas moins réel que le réel ; il est différent. Ce qui crée le vraisemblable c’est la référence, le détail référentiel. Enfin le plus référentiel des mots est le nom propre. C’est un classique des romans ou des films de science-fiction.

Toute cette discussion est au cœur d’un grand nombre de textes théoriques depuis le Cratyle, le Gorgias, les diverses Rhétoriques classiques, celles d’Aristote et de Quintilien par exemple, remises au goût du jour à l’âge classique, les réflexions sur la métaphore (voir le débat entre Paul Ricœur et Jacques Derrida), les tentatives de réflexion moderne sur le style (Spitzer) ou la mimésis (Auerbach), et plus récentes sur la littérarité (Riffaterre). Tout ceci occupe des rayonnages complets de toute bibliothèque universitaire qui se respecte, est bien connu, bien référencé, il n’est pas utile de s’y appesantir. C’est d’ailleurs un problème relativement insoluble.

Insoluble car les tenants d’une formule (le mot = la chose) s’opposent continuellement aux tenants d’une autre formule (le mot = une chose) ; relativement car on peut également décider de laisser la polémique de côté et observer les manifestations de l’une ou l’autre formule dans les textes des uns et des autres, on peut même décider d’avoir un avis, un recul critique et orienter son travail et ses positions sur le versant singulier qui nous plaît, du moment que chacun reste cohérent avec soi-même.

Par chance, nous avons eu les livres de Pierre Bayard et ceux de Clément Rosset. Nous comprenons donc que tout le sérieux porte sa part d’ombre, ou son talon d’Achille. Et que tout ce qui fonde le sérieux, la véracité, la démonstration, le calcul, la stabilité et l’unité pourrait bien aussi se retrouver en terrain instable. L’espèce de Rome abstraite d’où procède toute chose de la pensée, et du langage.

Le site de l’insignifiance, lieu où coexistent et se confondent tous les chemins, ne peut apparemment pas être décrit comme un état, car il est plutôt la négation de tout état, mais peut tout aussi bien être décrit comme l’état par excellence : possédant en effet la vertu qui fait défaut à la plus tenace des stabilités, à la plus durable des organisations, celle de n’être susceptible d’aucune modification.

1969, disais-je, ce chiffre est devenu comme une date mythique, une date fondatrice.

Une date, en soi, un chiffre, est un hypernom propre, meilleur encore qu’un nom propre, car il est constitué de chiffres, c’est-à-dire de signes absolument autoréféréncés, universels, objectifs, et discrets. Tout pour plaire au nomothète (c’est la mathésis, le langage parfait de la mathématique). 1969 est une date éclairante à plusieurs raisons : outre que l’homme a marché sur la Lune — c’est la première fois (à nouveau) qu’il franchit les barrières de son environnement, Armstrong devenant un nouveau Galilée, Copernic, Kepler — Jean Paulhan n’est plus.

 

 

200 pages
ISBN papier 978-2-37177-603-6
ISBN numérique 978-2-37177-243-4
17€ / 5,99€

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