[NOUVEAUTÉ] Le Faune Barbe-Bleue, d'Elena Jonckeere 5 février 2020 – Publié dans : Notre actualité – Mots-clés : ,

 

On gagne toujours à éclairer notre époque tourmentée par la lumière des mythes et des contes. Pendant que certains se prennent pour Jupiter, d'autres estiment avoir besoin de s'en prendre aux femmes pour se sentir des hommes. Autant dire que la figure de Barbe-Bleue n'a pas fini de nous parler. Et de nous hanter.

C'est le point de départ du premier roman d'Elena Jonckeere, que nous sommes heureux de publier ce mercredi : une réécriture du célèbre conte aujourd'hui, vu sous le prisme (ou dans le décor) de l'art contemporain. Entre le thriller et le récit sur l'art, Le Faune Barbe-Bleue est surtout le lieu d'une réinvention de l'art conceptuel par la littérature, et il faut absolument lire ces incroyables ekphrasis qui parsèment le roman : des descriptions d'œuvre intégrées au récit à couper le souffle (lire par exemple cet extrait de l'étonnante Ophelia's hidden dream in the mind of her lover ci-dessous). Pour ne rien gâcher, c'est un livre qu'on ne lâche plus une fois ouvert, et franchement, dans ce monde, être tenu en haleine, ce n'est pas rien.

L'enquête qui se révèle au fil des pages va au-delà du thriller : elle permet de dévoiler les rapports de domination qui ont cours dans la vie comme dans la création, dans l'art comme dans la séduction, manière de réinvestir les récits du passé pour mieux déconstruire les fléaux du présent.

 

Extrait : Ophelia’s hidden dream in the mind of her lover

Au centre, dans l’aquarium, la mariée flottait. C’était une VRAIE mariée. Blanche-Neige en suspension.

Ophelia’s hidden dream in the mind of her lover était la pièce maîtresse de l’exposition. Celle qui m’avait fait braver l’air glacial. Le talon de ma chaussure droite, maintenant privé de sa coque en plastique, qui s’était brisée sur les volées de marches du Metropolitan Museum of Art, crissait douloureusement sur les lattes chauffées par le soleil. Il tombait à l’oblique, par l’interstice des stores blancs, et ricochait sur la vitre, à l’endroit exact où la tête de la mariée dodelinait dans un acquiescement étonné.

J’étais venue en analyste évaluer les mérites comparés des dernières œuvres de Joseph B. Schneeball et des maîtres confirmés es art conceptuel, les Cattelan et consorts. Schneeball, le créateur dont la cote montait et qui défrayait la chronique depuis quelques années, avait cet automne l’insigne honneur de faire partie des « artistes vivants » exposés au MET. Nous restions tous massés à distance du cercueil de verre, silencieux, guettant les pulsations sourdes de ce gros cœur invisible qui se dilatait jusqu’à emplir tout l’espace, comme un énorme muscle prêt à faire éclater les vitres. Les courants portaient le corps de poupée rompue de la mariée, dans ce fichu jacuzzi pour artiste déjanté. On s’extasiait sur les mécanismes. Quant à moi, j’étais donc censée évaluer. Quoi au juste ? La précision ? La discrétion ? La nouveauté et peut-être même la magie de cette pompe ophéliphore ? Mais je ne parvenais qu’à ressentir une espèce de ressac intestin terriblement oppressant. Et pourtant, c’était beau…

Une main pendait et formait un angle étrange avec le reste du corps et la tête semblait désolidarisée du buste, pareille à une flottaison dont je ne pouvais me détacher. L’œuvre de Schneeball frappait par son opacité morbide. Les cheveux de son Ophélie étoilaient son front et les larmes me sont montées aux yeux devant l’image de ses prunelles bien visibles, très claires. Je fixais les dents nues de sa bouche que l’eau venait régulièrement heurter. L’ourlet des lèvres refluait à peine. Elle était apprêtée comme pour le grand Jour, si ce n’est que sa robe, classiquement blanche, partait en charpie et s’entrouvrait sur un sein rendu monstrueux par ce qui s’y accrochait.

Je savais à quoi m’attendre, mais je me suis assise et j’ai senti comme un grand vide intérieur. Le fœtus avait la poésie abjecte des drames intimes. Ophelia’s hidden dream in the mind of her lover. Il était blanc, si blanc. Avec un air de petit bouddha rêveur. Une lumière bleue drapait le tout. Rien n’était stable dans cette installation qui dépassait en force émotionnelle et en audace tout ce que l’on avait pu voir jusqu’alors, et entièrement soumise aux vibrations pulsatiles de son mécanisme hydraulique. Ce gros cœur qui entraînait notre propre cœur.

Nous restions tous massés à distance du cercueil de verre, silencieux, guettant les pulsations sourdes de ce gros cœur invisible qui se dilatait jusqu’à emplir tout l’espace, comme un énorme muscle prêt à faire éclater les vitres.

Dans le monde tourmenté de l’art contemporain, l’homme en vue s’appelle Joseph B. Schneeball. Ses productions controversées divisent autant qu’elles fascinent : détournements de tableaux célèbres en farces pornographiques, culte de la domination, femmes exposées dans des installations spectaculaires, tout y passe. Sous le vernis des œuvres, la mort est partout.

Mais lui, où est-il ? Et qui ?

Au fil d’une enquête minutieuse et documentée, une étudiante qui prépare sa thèse sur ce « Faune » inquiétant s’apprête à lever tous les interdits. Se révèle alors un roman d’une grande sensibilité sur la création de l’abjection doublé d’un dédale parmi les œuvres les plus troublantes qu’a pu produire l’art conceptuel ces dernières années. Réécriture du célèbre conte comme récit d’aujourd’hui, Le Faune Barbe-bleue est la clé d’une énigme et d’une danse avec la mort que ne cesse de mener depuis des siècles toute notre histoire de l’art.

 

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296 pages

ISBN papier 978-2-37177-592-3
ISBN numérique 978-2-37177-230-4
20 € / 5,99€

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