[REVUE DE PRESSE] Aujourd'hui Eurydice : un récit captivant, insaisissable 10 octobre 2018 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés :

Merci beaucoup à la Viduité pour cette nouvelle chronique autour d'un livre de publie.net (lire également celle autour de Lieux). Article original à lire ici.

Réécriture contemporaine, au féminin et sous le masque de la messagère d’Eurydice, du mythe d’Orphée, Aujourd’hui Eurydiceoffre une partition entêtante. Opéra virtuel en attente d’une mise en scène, étude de milieu des enfers pétro-chimiques, Claire Dutrait porte son lecteur dans les boucles de son récitatif. Débordé de visions, de musique, de rituels et de retours, Aujourd’huiEurydice reste un récit captivant, insaisissable.

Pour saisir ce livre assez exigeant, une formule journalistique pourrait servir de préambule : Aujourd’hui Eurydice livre une proposition littéraire. Comme si tout roman n’était pas un essai expérimental dont la réussite n’est jamais qu’un échec différé. Élaguons la sentence : Aujourd’hui Eurydice expose au risque de se montrer verbeux. Tentons plutôt la simplicité : l’aspect expérimental, d’une novation achevée, de ce livre tient en partie à sa forme et à son débordement de l’objet livre.

Pour la première fois, pour ma relative ignorance du sujet, la version numérique de ce roman n’est pas qu’une pâle copie. Les éditions Publie.net offre avec toute version papier une version epub de ce roman. Pas seulement pour un changement de support puisque la version numérique offre des  « boucles rétroactives » de lecture. En clair, des liens hypertextes permettant de  naviguer dans le texte afin de ne pas le lire dans une unilatérale linéarité. Sur le papier, si j’ose dire, on songe à un gadget. Avant de me relancer dans une seconde lecture, amplement méritée tant il me faut bien avouer avoir été très agréablement déboussolé par ma première lecture, je me suis demandé si un auteur pouvait choisir les échos suscités par son œuvre, si la scissiparité ne perdait pas à être ainsi déterminée. Mais cette proposition de lecture ne vous engage pas et son aspect le plus fascinant ne m’a pas semblé les biffures proposées mais, au cœur de son sujet, la détermination d’un point de retour. Un lien hypertexte vous propose de sauter à un autre endroit des cinq actes de ce livret opératique. La manœuvre technologique fonctionne surtout, à mon sens, quand elle isole des fragments. Elle ouvre des perspectives aussi fascinantes qu’inquiétantes : ne serons-nous pas aux portes de l’enfer quand un algorithme déterminera à notre place, dans toute notre bibliothèque, des liens et des retours vers des lectures passées. Il n’en restera peut-être que la déception de voir que nos rapprochements n’opèrent pas. Conscience alors de nos négations tronquées, nos mots omis, nos situations arrangées, en conformité avec les mensonges de la mémoire. Une proposition en tout cas prise en défaut dans L’invention des corps de Pierre Ducrozet dont la prose en rhizomes ne s’emparait pas de cette virtualité hyper-texte. Une façon chez Claire Dutrait d’affronter, au corps-à-corps l’écriture considérée comme

le resserrement des possibles, la fixation des êtres mouvants qui traversent la peau, les muscles et les os, et qui nomme et encercle dans des phrases et dans des vers et aligne fatalement dans le cours du temps ce qui existe simultanément.

Au risque de pesamment allongé ce prologue, soulignons aussi que Aujourd’hui Eurydice parvient à captiver un lecteur aussi ignorant de l’Opéra que je le suis, par des réticences vagues et passablement idiotes. Culture de classe, répétition réactionnaire et empesée du même spectacle mondain pour bourgeois corseté. Voilà sans doute ma réaction si vous vouliez me traîner à l’Opéra. Longtemps, j’ai été un petit con, il en restera des stigmates et des refus. Tout le charme (sourd et tenace d’être tenu par une prose poétique légère, insistante comme un souffle et syncopée de la musique qu’elle sait nous faire entendre : « un rêve, un souvenir de sensation ») a alors tenu pour moi à ce dévoilement du mythe dans un mouvement simultanément didactique et appropriatrice. En quelques phrases, disséminées et revenantes, Aujourd’hui Eurydice (vous ai-je dit la grâce classique prêtée à ce titre où j’entends la concertation d’un hémistiche classique ?) concentre sa vision du mythe orphique. « Lumière, lumière, lumière. Eurydice. Forces obscures. » « Orphée exposant ce qu’il ressentait du monde, une essence à saisir… » « Eurydice était là, elle a toujours été là, sauf dans le regard d’Orphée. »   Pour resserrer les « sédiments d’une source lointaine perdue dans des récits antiques » Claire Dutrait nous suggère que la descente d’Orphée aux enfers pour chercher Eurydice serait la commémoration d’un échec, l’invention de nouvelles raisons à son remords de s’être retourné. Une joie (masculine ? ) de chanter la perte . Mais ceci ne pose qu’un premier acte, celui d’exposition. En apparence.

Préférer l’image à la dureté de l’absence, n’est-ce pas ce que nous faisons tous les jours ?

Là apparaît la qualité primordiale qu’on prête, je crois, à l’Opéra. Une remontée à l’émotion primale. Toutes les retrouvailles sont des redites, toutes les situations reviennent à une seule. « Une perte apprêtée qu’aucune levée de voile ne permettra de retrouver. » Le mythe comme vecteur de nos peurs et véhicule de nos inquiétudes inchangées. On pense parfois au Pascal Quignard du Dernier Royaume tant ces retournements aux conséquences néfastes sont l’incarnation du détachement de soi et de la réflexivité propre à la lecture. Il faut alors « Toujours reprendre du début comme si c’était la première fois. » Survient alors un étrange basculement dans le contemporain.

Monstres digues. Sirènes offshores. Ouragans industriels et souffles mortels.

La suture de ces deux récitatifs semble de prime abord un peu distendue. Rapiécée très vite par la tessiture d’une voie singulière. La nécessaire panique écologique qui s’empare actuellement de certains écrivains, d’autrices aurais-je envie de distinguer, me paraît sonder une mouvance que l’on pourrait s’hasarder à qualifier de pré-apocalyptique. Pensons bien sûr à l’indispensable Scintillation de John Burnside ou au magnifique L’avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic. Dans Aujourd’hui Eurydice nous lisons « encore une fois l’histoire des rivages sacrifiés sur l’hôtel de la modernité. Spectacle toujours recommencé. » Claire Dutrait le transmue en un amalgame d’une étude de milieu et d’une participation à un potlach où le livret de l’opéra tout de virtualité qu’est Aujourd’hui Eurydice sert de don et de trace. Des affleurements telluriques, des réseaux maritimes, comme autant de mise au jour du royaume chthonien d’Eurydice, la romancière invente une poésie pétrolière. « Propulse la pulsation, sous chaque pas le propylène. » Pour Orphée, aujourd’hui terroriste désœuvré faute de savoir désormais « prendre pied dans la matière du monde, l’entrée des enfers se situerait au bord de la mare nostrum, au coeur de la pollution pétrolière des sites industrielles de Port-Silène. Comme avant-scène, je vous invite à découvrir ici les photos de la romancière. Illustrations joliment ajoutées à un texte à lui-même suffisant. Le chœur serait des réfugiés climatiques. Claire Dutrait donne un visage à cette fantasmagorie à laquelle elle propose une distribution sororale. La messagère, la narratrice pourchasser par un mystérieux groupe d’intervention, parle au nom de Dora, sa sœur. Le début du livre précise que ces deux rôles doivent être tenus par des soeurs au nom, je pense, trop hellénistique pour n’être point au moins en partie fictif : Silvia et Dora Hamadryade. Les âmes des dryades nous hantent et affirment encore ceci « la question était de savoir ce que nous sommes prêts à perdre en pure perte pour durer. »


Un immense merci aux éditions Publie.net pour cette très belle découverte

Aujourd’hui Eurydice (version papier 130 pages, 14 euros et version numérique : 82 pages, 5 euros 99).