[REVUE DE PRESSE] Une épidémie : une citadelle convalescente et mélancolique, une superbe tranche de littérature indicielle et poétique. 20 novembre 2017 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : , ,

Merci à Charybe pour cette belle chronique à retrouver ici.

Une citadelle convalescente et mélancolique, une superbe tranche de littérature indicielle et poétique.

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Voilà cinq semaines que je suis enfermé. La quarantaine généralisée prend fin à midi. J’ai reçu une lettre de R. Les épidémies qui ont touché la ville dernièrement l’ont remplie de terreur. Sa grand-tante est presque morte dans ses bras un matin, avant de ressusciter au souper. Les murs de la citadelle sont glacés, et laissent apparaître des veines rouges de briques lorsque le sable éventé les fouette. Pas un jour de pluie depuis deux ans. Les champs arides qui se tournent, implorants, vers l’océan, ne connaissent pas l’humidité. La mer n’est qu’un bleu inconnu qui chante des complaintes rocailleuses par vagues de six heures, le temps d’une marée. R. est allée se promener sur les falaises de grès le jour où elle m’a envoyé sa lettre. J’espère, maintenant que l’épidémie est terminée, que je pourrai de nouveau la rencontrer sur ces chemins, entre les buissons secs et agités des soirées chaudes d’un été installé sur l’année.

La quarantaine est levée, l’épidémie reflue, les habitants semblent comme revenir à la surface, se réapproprier, timidement peut-être, les espaces à présent largement vides de cette cité millénaire synecdoquisée en « forteresse ». Saint-John Persen’est pas loin, sans doute, avec ces grands vents qui parcourent ruelles comme avenues, et courbent arbres comme habitants – mais aussi, plus subtilement, avec l’ensemble des forces que l’on devine ici souterrainement à l’œuvre, sous l’ordinaire de ces jours paisibles tout juste rendus à la vie. Plus encore que le J.G. Ballard de « Vermilion Sands », c’est le redoutable hommage qu’en constituait le « Portique du front de mer » de Manuel Candré qui s’infiltre ici dans ces placettes retrouvant leurs boissons et leurs musiques, tandis que des raccourcis faussement balnéaires semblent vouloir impliquer des berniques comme des bloqueurs de fenêtre, alliant brocante de l’après et cabinet de curiosités partiellement virtuel.

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La porte de l’immeuble est ouverte, celle de l’appartement du concierge aussi. Les salles sont vides, sans doute à cause du passage de quelques pillards qui visitaient les villes en même temps que la maladie. Restent quelques photos collées aux murs, avec des taches jaunes dans les coins. Le concierge était un homme silencieux. Il passait son temps à lire, prendre les journaux que le facteur lançait au bas des deux marches de l’entrée du couloir, pour ensuite les distribuer aux locataires. Il ne sortait jamais. On dit que c’est le journal qui l’a contaminé. Les voleurs ont laissé deux rideaux occultants en velours noir, avec de jolies finitions autour des coutures. L’appartement n’était pas spacieux, il sera sans doute occupé par un autre concierge dans quelques années. Je pense que les locataires ne se déplaceront pas en foule pour le visiter, au vu du nombre d’appartements laissés vides par la mort. Je descends les deux marches, les bras recroquevillés sur ma sacoche, le visage baissé et les yeux plissés, dans ce mouvement caractéristique des habitants de la citadelle, pour affronter la première rafale de la journée. Il n’y a que deux quartiers qui sont épargnés par les bourrasques, au nord. Construits il y a sept siècles, les architectes y ont élaboré un système de rues tournantes, de places et d’impasses qui tuent le vent au détour d’un virage. Ils étaient les quartiers les plus prisés avant l’épidémie. Ce sont aussi les rues où la maladie a fauché le plus de vies, le plus rapidement. Enjambements de briques et de pavés, les ruelles de ces quartiers sont décorées de mosaïques et de faïences qui racontent des histoires, indiquent des directions, ou dévoilent simplement des symboles simples, des motifs, ou de jolis dessins. Dans mon quartier comme dans la plupart des quartiers de la ville, les bars, les restaurants, toute l’animation se fait dans des cours intérieures. Là-bas les bars sont en plein air, sur la rue. On circule à vélo entre les tables, on s’assoit pour boire un verre ou discuter sans que le vent hurle tout autour. On appelle les quartiers nord « les quartiers papillon ». Je me demande s’il reste des papillons, encore, qui volent dans la ville.

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Saint-Malo, photographié par Christophe Boisvieux

Deux ans et trois ans avant ses exceptionnels romans « Quelques rides » et « Le bal des ardents »Fabien Clouette nous offrait cette singulière novella, publiée en 2013 sous forme numérique dans la revue nerval.fr, et joliment rééditée en septembre 2017 chez publie.net. Si les ombres des « Saisons » de Maurice Pons et du « Rivage des Syrtes » de Julien Gracq rôdent en effet, comme nous le suggère l’éditeur en quatrième de couverture, dans les rues encaissées de cette citadelle convalescente, devenue un avant-poste tragique de la mélancolie fondamentale, elle est aussi et peut-être surtout une expérience de poésie secrète qui illustre parfaitement la passionnante littérature indicielle (au sens du Carlo Ginzburg de « Mythes, emblèmes, traces » ou du Luc Boltanski de « Énigmes et complots ») que sait mettre en œuvre l’auteur, comme bien peu y parviennent.

À la place de l’étang qui rassemblait jadis les étudiants entre les bâtiments et le parc, un cloaque réunit quelques crapauds égarés. Je me souviens avoir bu ici beaucoup de cafés  avec R. Les bancs sont cassés. Le concierge m’indique un chemin à travers les branchages, qui s’avéraient autrefois être de petits massifs de roses. On devine même sous les couches de mousses et de lichens, quelques gravillons déposés là il y a plusieurs décennies. Au bout du chemin se trouve un monastère, avec les archives de la ville et d’importants travaux de botanique et de littérature effectués par plusieurs générations de prêtres. Les premières salles après le hall sont des dortoirs. Les lits vides et les draps en chiffons n’accueillent plus personne depuis bien longtemps. Le concierge m’explique que l’endroit a été transformé en résidence pour des étudiants tanneurs, avant d’être abandonné complètement au moment de l’épidémie. Au sol, il y a une moquette. Ou plutôt, une couche de poussière assez épaisse pour recouvrir le vieux parquet moisi d’origine. Il y a beaucoup d’ouvrages dans la salle de lecture. J’attrape un tas de feuilles, posé sur un pupitre. « Examen d’entrée / Sujet : Entretien des Jacinthes. » Le texte est un travail d’étudiant, annoté par un professeur. Je repose le dossier comme je l’ai trouvé. Au pupitre de derrière je trouve un travail sur la philosophie du vent et des ouvrages s’y rapportant. Les pas du concierge se rapprochent. Il a trouvé un livre qui traite de mon voyageur. Pavillon de la littérature de voyage, de nombreux travaux, jamais publiés, sont disponibles.

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