[REVUE DE PRESSE] Ce qu’il faut, de Corinne Lovera Vitali, par Nelly Carnet sur Temporel 2 mai 2017 – Publié dans : La revue de presse – Mots-clés : ,

Merci à Nelly Carnet pour cette magnifique chronique publiée sur Temporel, à retrouver ici parmi d'autres notes de lecture.


Face au Vercors photographié par Corinne Lovera Vitali dans toutes ses nuances de gris et de rouge qui donnent la tonalité même au récit, l’auteur nous offre une parole inadmissible. La douleur y est effectivement à son comble. On peut y entendre un cri, modulé grâce à la mise en mot et la musique des phrases, phrases que seuls les syntagmes rythment dans les quatorze premiers chapitres dans l’attente d’un réinvestissement progressif de la ponctuation. Celle-ci reprend ses droits dans les cinq derniers textes au fur et à mesure que le deuil laisse place à la vie et que l’écriture a apporté les soins à une blessée de l’âme. Elle redonne à la parole folle, déchirée, endeuillée, un souffle de vie à la mère et l’amante que la narratrice demeurera au-delà de la mort...
Le poème, en quatrième de couverture, concentré litanique du livre, présente bien le récit retournant d’une vie retournée. Les dix-neuf chapitres s’enchaînent dans un rythme ininterrompu bien que leur écriture s’étende sur les dix neuf ans. Une boucle se referme avec le dernier passage où l’homme aimé avait offert, « il y a près se vingt ans », un présent à sa compagne conservé au fond d’un tiroir. Presque vingt ans de deuil consacré aux disparus, du père à la mère, du fils au compagnon…et que seule l’écriture de ce livre parviendra à pacifier, esprit, corps et âme réorganisés, cheminant de l’obscure forêt à la lumière.
Les êtres détiennent en eux leurs secrets qui sont des traumas lentement dévoilés déterminant la vie de ceux qui viennent après… Les hasards n’existent pas. L’écriture vient mettre au jour les coïncidences : « mon père est officiellement décédé à mi-distance exacte de l’heure de la crémation de son épouse adorée et de l’heure de la naissance de son petit-fils adoré ». Les mots parfois s’emballent sous l’effet de la douleur ou des allers et retours entre l’hôpital et la maison.
Après les morts et lorsque les failles sont ouvertes, il y a l’écriture pour colmater, recoudre aussi bien que mettre au grand jour. L’encre noire finit par y voir clair face au Vercors qui tient l’être debout. L’écriture est un lien au père. Ecrire c’est aussi rejoindre la paternité de la création. L’aspect viscéral de l’écriture organise les morceaux de puzzle des monologues dont certains dévoilent la fréquentation avec des écrivains suicidés tels que Richard Brautigan ou Virginia Woolf dans les moments où la narratrice partage avec eux une certaine douleur.
Ce livre est l’histoire d’une femme dont la peau se déchire au contact de la disparition des siens laissant un tel vide que l’être se recroqueville sur lui-même : « je suis restée bloquée comme ça jusqu’à ma rencontre avec Tom il y a deux ans ». C’est bien l’amour qui sauve, qui montre la voie nouvelle de la vie. La narratrice aura mis deux ans à déménager la maison familiale là même où son fils est né, deux ans pour « s’extirper de la tombe » et aller vers l’Autre. Après ces deuils, les autres membres de la famille sont revisités avec toujours pour épicentre le fils mort irremplaçable, ce fils toujours vivant dans les cartes postales qu’une vieille amie portugaise envoie chaque année car elle n’a pas compris que le fils n’existait plus. Il est encore un mort-vivant à travers cette amie, mort-vivant qui fait ressurgir tous les traumas sur l’« île noire » de sa propre enfance, de sa propre naissance. On y apprend en effet que la mère de la narratrice avait tenté, en vain, de tuer l’enfant porté. Le terme « tuer » est redondant dans tous ses sens. L’auteur revisite un certain nombre de membres symboliques de la famille, perce des secrets, fouille dans la mémoire pour une mise au tombeau dans le récit.
La grand-mère est une figure dominante. Elle a survécu à tous les drames. La narratrice lui voue amour et respect mais le pragmatisme familial de la grand-mère prétendant qu’une mère doit faire plusieurs enfants au cas où l’un d’eux viendrait à disparaître vient creuser davantage la faille installée depuis la mort du fils : « ce n’est pas que je voulais m’entendre dire par ma grand-mère mais tu me l’as dit tu m’avais prévenue tu me l’a répété tant de fois on ne fait pas qu’un seul enfant auquel on donne toute son affection et la mort l’emporte mais n’emporte pas l’affection qui reste amputée il faut faire des enfants en quantité suffisante ça s’appelle des enfants de rechange ça s’appelle la division de l’affection (…) je t’ai détesté d’avoir fait de ça le règlement international des pauvres à usage de leurs petits enfants (…) ».
Ce livre est un livre du corps, celui de la narratrice qui crie contre la mort. C’est un livre où la violence se sublime par les mots pour la rendre supportable et dicible. La narratrice prend conscience que les deuils de l’enfant et du compagnon durent le temps de l’âge qu’ils avaient à leur mort. Neuf ans pour le fils, et beaucoup plus pour le compagnon car son âge est loin d’être atteint au moment de l’écriture du récit : « il y a un temps après que ceux que l’on aime sont morts brutalement où tout est source de mort tout a ce pouvoir tout peut tuer tout va tuer brutalement y compris ce qui les a tués qui ne peut plus les tuer mais va continuer de les tuer ils vont continuer d’être tués brutalement pendant un temps qui est long il se compte en années (…) il n’a pas été possible de ne pas vivre la mort de mon enfant aussi longtemps qu’il a été en vie
et pour l’homme que j’aimais ce n’est pas terminé ».
La mère-amante n’est pas morte. Elle ne connaît que « des petits accidents », « des petits symptômes ». En revanche son « chagrin est grand » : « je ne connais pas un jour sans douleur j’ai mal en continu, j’ai mal en permanence mais ce mal ne me tue pas, je suis extra vivante, même touchée, même rongée même tombant même sans défense j’ai usé tout ce que je pouvais user mais ça se régénère d’une façon ça ne m’empêche pas de vivre ». La narratrice minimise pour dire une douleur morale plus grande que tout autre mal.