Journal de bord d'un traducteur — Michel Volkovitch et l'argot chez Chrònis Mìssios 31 mars 2013 – Publié dans : Traduire – Mots-clés : , , , , , , ,

{màj 7.04.13} Le livre est en ligne, précipitez-vous ! http://librairie.publie.net/fr/ebook/9782814500303/toi-au-moins-tu-es-mort-avant

Le 5 avril prochain (très bientôt donc), paraîtra en EPUB "Toi au moins, tu es mort avant" de Chrònis Mìssios (déjà disponible en PDF et publié dans la collection Publie.Grèce, qui s'inscrit désormais en sous-collection de Publie.Monde, résolument tournée vers la traduction de littérature contemporaine). Nous remercions par ailleurs les Éditions Futuropolis qui nous ont autorisé à utiliser un dessin (créé Daniel Casanave) de leur BD adaptée de ce même roman, qui paraîtra début avril également.

Pour vous faire patienter, je ne résiste pas à l'envie de partager avec vous un extrait de ce "Journal de bord du traducteur" écrit par Michel Volkovitch, (le traducteur du livre et que vous pouvez retrouver sur son site ici-même) et qui clôt le livre de Chrònis Mìssios. Comme il le dit lui-même : "Le texte {ci-dessous} est destiné à quelques amis et à d’éventuels traducteurs (jeunes ou moins jeunes, de grec ou d’autres langues) qui souhaiteraient visiter la petite cuisine d’un confrère."

missios

"Lu le livre au printemps 86. Traduit 30 pages à l’été 87, montrées sans succès, pendant deux ans, à plusieurs éditeurs (Gallimard, Seuil, Laffont, La Découverte, Arcane 17…). Traduit 10 autres pages fin 87. Puis 28 mois d’interruption. Livre accepté par les Éditions du Petit-Matin fin 89. Repris la traduction en avril 90. Premier jet terminé en septembre, cinq mois plus tard (moyenne : deux pages par jour). Deuxième couche en septembre-octobre (sept pages par jour). Troisième une semaine plus tard (trente par jour) et quatrième en décembre (cinquante par jour).

Collaboration avec l’auteur : deux séances de travail (été 87 je crois, été 90), plus une au printemps 90 avec sa femme ; deux lettres (printemps et automne 90).

Tout au long du travail, tenue d’un carnet de bord avec, page par page, la liste des mots et expressions importants et récurrents, ou susceptibles de l’être. En même temps, prise de notes sur les problèmes de traduction, dans les marges du livre ou sur feuilles volantes. Enfin, rédaction de ceci en décembre 90.

Problème essentiel : conserver la dimension orale du livre. Un immense dialogue à une voix. Torrentiel (très longs paragraphes — jusqu’à trente feuillets), brutal (dans son vocabulaire et sa syntaxe), parfois obscur (ellipses, dialogues non marqués — qui dit quoi ?).

 

Lectures (ou relectures) préparatoires, avec prises de notes.

Le café du pauvre d’Alphonse Boudard.
Dictionnaire du français parlé de Bernet et Rézeau. Pêché quelques mots, quelques tournures.
Touchez pas au grisbi d’Albert Simonin. Bon livre au demeurant, mais qui sous ses audaces de vocabulaire (inutilisables car trop typées) conserve une syntaxe très sage — le contraire de ce qu’il me faut.
Voyage au bout de la nuit de Céline.

Il aurait mieux valu Mort à crédit et la suite, où la syntaxe vole en éclats. (Trop peut-être : Mìssios ne va pas si loin.)
Butin plutôt maigre. La question reste posée : où prendre des leçons de parole écrite en français ?

 

Travail sur le lexique.

Recours à l’argot ? Quelques injures et expressions spectaculaires mises à part, il y a chez Mìssios moins d’argot qu’on ne le dit — ce qui me paraît correspondre aux habitudes du grec : je ne sais si le vocabulaire d’argot y est moins riche que chez nous (sans doute : l’argot est un phénomène urbain, or le grec est resté proche de ses racines paysannes) ; en tout cas il me paraît moins employé, à niveau de langue égal. Je suis donc souvent amené à injecter quelques mots argotiques. Mìssios n’a qu’un mot, par exemple, pour désigner le détenu, même dans ses dialogues : celui qui correspond à « détenu » ; en français, je peux difficilement me passer de « taulard ». Un seul mot en grec, de même, pour la nourriture, le repas : le mot le plus neutre, qui chez moi devient presque toujours « la bouffe ». « Les persuader par des paroles » devient « les avoir au baratin » (p.90) etc.

Mais surtout pas d’excès ! pas de pastiche de Série noire !

Traduction = compromis perpétuel : je dois donner un équivalent plus qu’un calque (donc je rajoute un peu d’argot), mais en même temps garder un peu de la nudité, de la naïveté du grec en la matière — et par conséquent rester lexicalement un peu plus pauvre qu’on ne l’attendrait.

Éviter les expressions trop typées nationalement ou localement : écarté ainsi « bidasse » ou « pastis ». Je me sépare même, la mort dans l’âme, d’un « adieu Berthe » auquel je tenais beaucoup. Écarter aussi tout terme d’argot rare, inconnu du lecteur moyen, qui serait ressenti comme trop typé : il faut un argot pas trop neuf, déjà porté, passe-partout.

Le titre. Un journaliste grécophone l’a traduit ainsi dans un article : Encore heureux qu’on t’ait buté avant ou même T’as bien fait d’clamser. Le premier, à la rigueur, encore que « ils » (les fachos) soit préférable à « on » (nous, les cocos). Mais en grec, pas un seul mot d’argot dans le titre — d’où mon choix.

Langue de quelle époque ? L’histoire se déroule de 47 à 73, et pour l’essentiel autour de 1950. Mais la narration a lieu plus tard (disons 1980). D’où un va-et-vient linguistique entre deux pôles éloignés de trente ans. Tantôt le narrateur parle comme en 50 (émotion du retour dans le passé, nécessité de se faire comprendre d’un interlocuteur mort en 47), tantôt son moi présent apparaît : certaines pages sont visiblement écrites par un intello post-marxiste — vocabulaire spécialisé etc. Décalage conscient et avoué quand le narrateur est obligé d’expliquer certains mots (« Les homosexuels – les pédés mon vieux »), ou quand des mots trop savants pour l’interlocuteur sont suivis de l’incise « comme on dit » (j’ai dû en sucrer plusieurs, quitte à en rajouter deux ou trois en cas de besoin, quand le seul mot à ma disposition n’était pas assez familier).

En général, choix d’un vocabulaire peu marqué historiquement, utilisable en 50 comme aujourd’hui. Mais on peut jouer un peu entre les deux dents de la fourchette : j’accueille délibérément, d’une part quelques termes un peu datés (« impec »), et d’autre part, avec prudence, un ou deux mots (« intello », plus rigolo que « grosses têtes ») trop récents pour 1950, mais possibles plus tard. En revanche, les dealers resteront des revendeurs (question d’époque, mais surtout à cause de l’anglicisme), et les « toxicos » se changent en « camés ».

Cas intéressant : « clope », qui passe du masculin au féminin vers 1960 ! Je choisis logiquement le masculin, tout en sachant que de jeunes lecteurs m’accuseront d’ignorance. Tant pis.

Outil précieux entre tous : le Dictionnaire du français non conventionnel de Jacques Cellard et Alain Rey.

Acheté tout à la fin le Bouquet des expressions imagées, de Claude Duneton, qui me fournit aussitôt quelques bonnes solutions (« la crème des femmes », que je n’aurais trouvé nulle part ailleurs).

 

Mots typiquement grecs. Les garder, les adapter ?

La couleur locale, je ne suis pas très pour. Ici comme ailleurs, il me paraît plus utile de rapprocher ces histoires grecques de nous plutôt que de jouer sur l’exotisme. Un « màngas », c’est autre chose qu’un mec, avec « mec » je perds la moitié de l’effet ; oui, mais en gardant « màngas » j’en perdrais les trois quarts.

En revanche, quand un de ces mecs exprime son admiration pour un autre en le qualifiant (p.44) de « derviche », je n’ai pas le cœur de chasser ce derviche-là ; je me contente de le vêtir d’un léger « comme on dit nous autres », en espérant que le contexte suffira pour éclairer. Conservé aussi quelques termes très typés (tiritòmba, amanès, tsiftetèli…), sans chercher d’équivalent français à tout prix, et sans me croire obligé de les expliquer quand ce n’est pas nécessaire pour suivre l’histoire." [...]